Dans ce billet nous partageons quelques réflexions sur l’actualisation du cadre d’évaluation des prix d’excellence en architecture au regard de l’abolition des catégories de prix de l’Ordre des Architectes du Québec (OAQ) en 2023. Si les définitions de ce qu’est une architecture exemplaire évoluent à travers le temps, et si les prix d’excellence sont utilisés comme indicateurs d’exemplarité, comment doit-on faire évoluer les cadres d’évaluation pour limiter les biais, limiter les effets de catégorisation et assurer ainsi l’équité et l’ouverture ? Telle est en substance la question que se posent plusieurs organisateurs de prix canadiens depuis quelques années. C’est notamment le cas de l’Institut Royal d’Architecture du Canada et du Prix de la recherche et de l’innovation qui, face aux changements disciplinaires, ne reconnaît désormais plus seulement l’innovation technologique, mais également l’innovation et l’exemplarité dans la recherche et la pédagogie. De la même façon, le Prix Canadian Architect ajoute désormais une composante « équité sociale et développement durable » dans ses critères d’évaluation, en plus de demander aux candidats de présenter des modèles de performance énergétique[1].
L’Ordre des architectes du Québec n’est pas en reste. Un communiqué de presse en date du 15 mars 2023 a fait l’annonce d’un changement majeur dans le cadre d’évaluation des Prix d’excellence en architecture : ni plus ni moins que l’abolition des catégories de prix. L’ampleur de ce changement se trouve dans la rupture qu’il crée, les Prix d’excellence en architecture, décernés depuis 1978, comportaient tous des catégories de prix depuis 1990[2]. Cette décision aurait été prise « afin de favoriser la mise en candidature de projets plus modestes ou plus difficiles à catégoriser et dans le but de permettre l’éligibilité d’un plus grand nombre de projets (…) de souligner l’exemplarité de réalisations, peu importe le lieu d’intervention, l’usage, l’échelle, la complexité ou les ressources mobilisées[3]». Cette approche signale une volonté d’actualiser le cadre d’évaluation face aux nouvelles définitions de l’exemplarité en architecture.
Si on comprend une volonté d’ouverture, on ne donne cependant pas d’exemple précis de ces projets dits non conventionnels. L’examen des éditions passées fait ressortir une notion qui s’intitulait « œuvres hors catégorie ». On la retrouve de 2017 à 2022[4] en définissant ces projets comme toute œuvre qui « ne correspond à aucune des catégories précédentes (soit des autres catégories établies) »[5]. Les réalisations primées peuvent être classées en deux types : soit des aménagements extérieurs / des places publiques, ou des installations artistiques et des œuvres conceptuelles. Précisément, les lauréats « hors catégorie » de 2022, 2021 et 2017 sont des aménagements extérieurs, les projets étant respectivement l’Expérience chute par Daoust Lestage, soit un pavillon et une passerelle aux Chutes-Montmorency (2022), la Patinoire couverte du parc des Saphirs par ABCP architecture (2021) et la Place des gens de mer et le parcours insulaire par Bourgeois Lechasseur architectes (2017). Quant aux lauréats de 2020 et 2017, les « œuvres hors catégorie » sont des installations artistiques, les projets étant l’Installation Le Parloir – L’empreinte par Alain Carle Architecte (2020) et Immeubles infinis par Jean-Maxime Labrecque (2017)[6].
Si les projets non conventionnels sont constitués de typologies inhabituellement primées, telles que des aménagements extérieurs et des installations artistiques, retrouve-t-on pour autant ce type de projets suite à la dissolution des catégories de prix ? Peut-on déjà percevoir que ce changement est un véritable pas en direction des définitions soucieuses à la fois de l’équité sociale et du développement durable ? La liste des finalistes des Prix d’excellence de 2023 nous sert ici de premier indice, certes insuffisant, car on n’y trouve ni aménagement extérieur, ni installation artistique et les 21 projets se répartissent selon certaines catégories des éditions précédentes : bâtiments administratifs et commerciaux, bâtiments culturels, bâtiments industriels, bâtiments institutionnels publics, bâtiments résidentiels de type multifamilial, mise en valeur du patrimoine, bâtiments résidentiels de type unifamilial en milieu urbain et bâtiments résidentiels de type unifamilial en milieu naturel[7]. Seul un des 21 finalistes pourrait être considéré moins conventionnel par sa commande. Les Studios du PAS, par L. McComber et InForm, dont la typologie d’ensemble résidentiel est au service du programme social complexe de logement abordable « pour les personnes aînées vivant dans la grande précarité ou ayant vécu une situation d’itinérance »[8], se démarque des autres réalisations. Il semble plus difficile à évaluer au sein de sa typologie; si on le compare au seul autre ensemble résidentiel finaliste, Vivre 1 par ACDF Architecture, il est ardu de les mettre en balance du fait de son programme social distinct.
Il reste que ce projet ne figure pas au palmarès de 2023et les finalistes sont parfaitement classables dans les catégories des éditions précédentes, trois des dix projets consistant en des résidences unifamiliales dans les arrondissements montréalais très en vue de Rosemont et du Plateau sans que les définitions actuelles d’exemplarité, ancrées dans des valeurs d’équité sociale et de pérennité ne soient mobilisées. Il est trop tôt pour conclure ,mais on peut penser que l’abrogation des catégories de prix n’a peut-être pas l’impact attendu.
L’OAQ affirme dans son annonce qu’un des buts de l’abolition des catégories de prix est de « permettre l’éligibilité d’un plus grand nombre de projets[9]». Toutefois, malgré le fait que la liste des critères d’évaluation semble plus aiguisée et proche des valeurs actuelles, les éléments requis au dossier de candidature, les critères d’admissibilité et la composition du jury restent basés sur les mêmes principes. Le guide d’évaluation des Prix d’excellence de 2023 mentionne que les critères d’évaluation reflètent davantage l’implication des architectes « dans l’inclusivité (incluant l’accessibilité universelle) et dans la transition socioécologique en cours, dans la foulée du Plan stratégique 2022-2025 de l’OAQ et de la récente Politique nationale de l’architecture et de l’aménagement du territoire (PNAAT) »[10]. De nouveaux critères tels que la pérennité du bâti, l’inclusivité et l’accessibilité universelle et le coût du cycle de vie[11] sont mis en place. On explique sous les critères d’évaluation du guide que « le jury portera une attention particulière à ces aspects et à leur transposition dans les projets soumis à son appréciation »[12], mais on comprend mal comment mesurer des critères tels que la pérennité du bâti et l’inclusivité et l’accessibilité universelle de manière rigoureuse lorsque les candidatures ne sont évaluées que par un texte soumis par les architectes candidats, accompagné de dessins et de photographies[13]. Les critères d’admissibilité requièrent encore que les projets soient achevés très récemment, toute soumission pour les prix de 2023 devant être un projet « achevé entre le 1er janvier 2022 et le 31 décembre 2022 »[14], entravant de fait une évaluation complète de l’impact des projets sur un moyen et long terme. Comment évaluer de nouveaux critères tels que « l’expérience vécue » ou « la santé et le confort » lorsque le jury est composé de quatre architectes et d’un expert d’un domaine complémentaire[15]? La représentation des usagers et des citoyens dans cette évaluation de la qualité architecturale est à toutes fins pratiques inexistante.
Ainsi, malgré de nouveaux critères, le cadre d’évaluation des Prix d’excellence manque de rigueur et l’abolition des catégories de prix n’est pas en soi un geste suffisant pour l’actualiser. Au-delà de l’abolition des catégories de prix, il importe de réfléchir aux implications d’un jugement de la qualité sans catégories appropriées. En pratique, l’absence de catégories risque de nuire à la définition de l’exemplarité, d’en brouiller la compréhension, car si les prix sont déjà des marqueurs d’exemplarité plus ambigus que les concours d’architecture (les candidats d’un concours étant sujet à un mandat et des contraintes communes permettant une délibération par comparaison)[16], notre compréhension de l’exemplarité par les prix d’architecture devient encore plus fluctuante lorsqu’il n’y a plus aucun cadre assurant la rigueur des comparaisons. Comment comprendre qu’une salle de spectacle remporte le Prix d’excellence face à une école primaire en région, un espace vert au bord de l’eau et un aréna urbain ? Et s’il n’y a pas assez de salles de spectacles produites en 2023, ne faudrait-il pas plutôt attendre quelques années afin de comparer non seulement dans la logique d’une typologie, mais également dans la valeur du nombre des années, dans l’épreuve du temps?
Que dire de la délibération rendue forcément plus arbitraire au sein du jury ? Le processus de délibération, déjà peu quantitatif et objectif, en plus d’être mené par un petit nombre de professionnels, devient moins précis et moins partageable. Le jury n’est plus obligé de souligner l’exemplarité des projets issus des catégories moins conventionnellement primées telles que celle des bâtiments industriels, par exemple. Il court de plus grands risques de souligner le même type de valeur architecturale, dans les mêmes catégories de prix, biaisé par des définitions (individuelles et professionnelles) de ce qu’est un bâtiment exemplaire. Il reste enfin à démontrer que les jurys ne se laissent plus impressionner par la qualité graphique et visuelle des documents fournis lesquels sont souvent plus maîtrisés dans les projets d’envergure, ne serait-ce que pour des raisons budgétaires.
Il est donc possible que l’abolition des catégories de prix ne soit pas la solution la plus démocratique pour répondre aux intentions exprimées d’équité et d’ouverture. D’autres types de changements permettraient peut-être de souligner la valeur d’une plus grande variété de projets. On pense ici à l’inclusion de témoignages d’expériences vécues par les usagers face aux réalisations soumises, plutôt que des votes en ligne ne servant qu’au Prix du public,[17] qui pourraient aider à actualiser le cadre d’évaluation en fonction des principes présents ancrés dans la valeur sociale, l’équité et la pérennité. Il est peut-être également temps de passer d’un processus d’appel de candidatures à un processus de nomination par les citoyens. Cela produirait nécessairement une plus grande variété de candidats et donc de projets primés et ces projets refléteraient une définition de l’exemplarité plus diversifiée puisque la nomination des projets par les usagers assurerait une prise en compte de l’expérience vécue, des témoignages parfois plus personnels et moins nourris d’un jargon expert.
Ces quelques remarques n’ont d’autre objectif que de confirmer la complexité de la question de l’actualisation des cadres d’évaluation des prix d’architecture en fonction des définitions changeantes de l’exemplarité. Pour implémenter des changements efficaces, il faudra sans doute accepter d’ouvrir le dialogue aux usagers, de remettre en question les outils d’évaluation qui sont à notre disposition et d’être ouvert aux potentialités de ce que ces outils renferment. Le fait que les prix en architecture aient subi une rigidification des modes d’évaluation, presque normalisée, n’est pas le principal problème de la croissance exponentielle des prix en architecture comme les études rassemblées dans notre livre The Rise of Awards in Architecture (2022) l’ont démontré[18]. Il faut plutôt réfléchir à des moyens d’actualiser ces méthodes d’évaluation et de comparaisons en raffinant des critères qui rejoindront les attentes non seulement des professionnels et des experts, mais également des usagers et des citoyens.
[1] Elsa Lam, « Editorial: The Value of Awards, » Canadian Architect, December 1, 2022, https://www.canadianarchitect.com/editorial-the-value-of-awards/.
[2] « Les prix de l’O.A.Q. 1990, » ARQ : la revue des membres de l’Ordre des architectes du Québec, December 1990, p.11, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2689699?docsearchtext=arq%20prix%20d’excellence%201990.
[3] « Les finalistes pour le Prix du public dévoilés, » March 15, 2023, p.5, https://kollectif.net/app/uploads/2023/03/communiquevotepublic_pea2023_final.pdf.
[4] « OAQ – HISTORIQUE – AREA. » AREA. Accessed September 1, 2023. https://architecture-excellence.org/fr/oaq-historical/.
[5] Règles de participation et de fonctionnement (2021), p.3, https://www.oaq.com/wp-content/uploads/2021/09/PEA_2022_regle_VF.pdf.
[6] « OAQ – HISTORIQUE – AREA. » AREA. Accessed September 1, 2023. https://architecture-excellence.org/fr/oaq-historical/.
[7] Ibid.
[8] « Projet lauréats 2023, » Ordre des architectes du Québec, accessed August 28, 2023, https://www.oaq.com/ordre/prix/prix-dexcellence-en-architecture/prix2023/.
[9] « Les finalistes pour le Prix du public dévoilés, » March 15, 2023, p.5, https://kollectif.net/app/uploads/2023/03/communiquevotepublic_pea2023_final.pdf.
[10] Règles de participation et de fonctionnement (2022), p.5, https://www.oaq.com/wp-content/uploads/2022/10/PEA_2023_regles-participation_VF.pdf.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Règles de participation et de fonctionnement (2022), p.7, https://www.oaq.com/wp-content/uploads/2022/10/PEA_2023_regles-participation_VF.pdf.
[14] Règles de participation et de fonctionnement (2022), p.4, https://www.oaq.com/wp-content/uploads/2022/10/PEA_2023_regles-participation_VF.pdf.
[15] Règles de participation et de fonctionnement (2022), p.6, https://www.oaq.com/wp-content/uploads/2022/10/PEA_2023_regles-participation_VF.pdf.
[16] Georges Adamczyk, Jean-Pierre Chupin, and Carmela Cucuzzella, Rise of Awards in Architecture (Vernon Art and Science Inc., 2022), p.53.
[17] Règles de participation et de fonctionnement (2022), p.10, https://www.oaq.com/wp-content/uploads/2022/10/PEA_2023_regles-participation_VF.pdf.
[18] Jean-Pierre Chupin, Carmela Cucuzzella and Georges Adamczyk, The Rise of Awards in Architecture (Vernon Art and Science Inc., Wilmington, 2022), p.71.