Pourquoi rédiger des fictions lorsqu’on est architecte ? Si le rôle des professionnels en architecture n’est pas, a priori, d’écrire des histoires, certains d’entre eux ont un rapport privilégié à la littérature. C’est le cas de Sergio Morales, architecte québécois, et de Pierre Blondel, architecte belge. Le premier est le co-fondateur de l’agence montréalaise Chevalier Morales Architectes. Le second a créé l’atelier Pierre Blondel Architectes, basé à Ixelles. Nous sommes partis à leur rencontre afin de mieux comprendre la place qu’occupe l’écriture dans leur pratique de concepteurs (1).
Praticiens et enseignants, ils ont pour point commun de prendre la plume pour élargir les limites de la représentation en architecture. Tous deux font habiter leurs projets par des personnages de fiction, notamment en situation de concours. Quand Sergio Morales convoque Nadia Comaneci et fait revivre Jean Drapeau et Youri Gagarine dans le concours pour le Planétarium de Montréal en 2008, Pierre Blondel invente une histoire entre trois personnages – Lucie, Marc et Simon – qui fréquentent trois bâtiments qu’il conçoit. Cette nouvelle a pour cadre la difficile commande d’un centre de prostitution en même temps que deux immeubles de logements sociaux en Belgique. Elle a d’ailleurs donné son titre à l’ouvrage L.M.S. et autres nouvelles, paru en 2011 aux Éditions Fourre-Tout de Liège, suivi en 2019 de Professeur Toumani Inc, aux Éditions Ercée de Bruxelles. En outre, chacun de nos architectes est le rédacteur principal des textes de projet de son bureau. Pour Sergio Morales, il y a « plusieurs voix dans une qui passe à travers une plume ». Pour Pierre Blondel, ce travail « en retrait » est nécessaire au bon équilibre de l’architecte. Tous deux aussi ont été lauréats, de part et d’autre de l’océan, d’un concours pour une institution littéraire – une « maison » de la littérature au Québec ou un « musée » de la littérature en Belgique.
La Maison de la Littérature de l’Institut canadien de Québec « touche particulièrement » Sergio Morales, dans la mesure où elle apportait « un programme nouveau ». Il s’agissait pour l’architecte de témoigner des multiples formes que pouvait prendre la littérature à l’époque du concours, en 2011 : « On voulait intéresser les jeunes avec tout ce qui se fait dans le monde plus actuel de la littérature, que ce soit les poèmes sur Twitter (…). Il y a de l’écrit partout, pas seulement dans de grandes œuvres du XIXème siècle ou du début du XXème siècle ici ». Pierre Blondel témoigne aussi de son enthousiasme pour le programme de ce concours d’Archives et Musée de la Littérature, entamé en 2006, « une chose particulière », qui a marqué le début des fictions autour de ses projets : « C’est mon entrée, si je puis dire, dans l’écriture. J’aime beaucoup lire, mais je n’avais jamais écrit avant ». Blondel a ainsi associé à chaque pièce de l’édifice en projet une histoire courte. Il en a proposé une lecture à l’occasion de l’oral du concours : « Il y avait même un épilogue au concours qui décrivait le bâtiment vingt ou trente ans plus tard, une fois construit. Finalement, la littérature n’existant plus ou n’ayant plus aucun intérêt, on décidait de retransformer l’entrée en hall d’accueil pour un grand mall qui allait être construit plus tard ».
Quelles sont alors les raisons qui ont poussé nos deux architectes à poursuivre cette écriture fictionnelle, prenant pour cadre leurs bâtiments à venir ? Pierre Blondel les expose dès l’introduction de L.M.S. et autres nouvelles. Les mots lui permettent de décrire l’espace sous une forme qui privilégie l’usage, autorise l’introduction de sons et d’odeurs, insuffle de la légèreté dans une profession marquée par les lourdeurs administratives et le poids des responsabilités. Ils l’autorisent à défier le temps, en faisant vivre le projet alors même que le chantier n’a pas commencé. Il ajoute qu’il y a « une vertu presque « psychanalytique » : j’écris sur les choses quand elles me dépassent vraiment. Quand je commençais à travailler sur la religion et la boxe, ça me dépassait complétement. Et alors la littérature vient – et la littérature, c’est une échappatoire ». Toutefois, l’architecte belge insiste : le texte de fiction, qu’il commence le plus souvent à rédiger au début de la conception, n’a pas de lien direct avec la configuration du projet : « L’architecture est toujours une sorte de mystère : on se demande pourquoi on fait de l’architecture et comment est-ce qu’on arrive à en faire. (…) Beaucoup de gens m’ont dit : « Ah oui c’est formidable, pour vous la littérature, c’est un outil de conception architectural ». Non ! Malheureusement, non ». La conception du projet va souvent plus vite que l’histoire elle-même. Ce ne sont finalement que quelques « petits liens », quelques « petites connexions » qui s’opèrent du texte au projet. Le seul cas où l’écriture peut avoir cette valeur opératoire est, selon Pierre Blondel, la situation de blocage pédagogique. Demander à un étudiant dans une impasse de « raconter une histoire » peut l’aider à avancer dans le processus du projet.
L’écriture occupe une place différente dans la projection pour Sergio Morales. Elle est au contraire un « outil de conception » à part entière, « une réelle force motrice dans le projet ». L’activité de rédaction est concomitante, voire intrinsèque au dessein : « Le discours du projet – et c’est une chose qui pour moi est devenue évidente – s’écrit en même temps que le projet ». Il insiste : « Il n’y a pas le discours avant, puis le projet après ». En outre, cette écriture qui transforme le projet est un narratif toujours en mouvement : « Des fois, il peut s’écrire après, dans la rétrospection – on réécrit le discours ». L’architecte « image » autant le projet qu’il l’écrit. Le texte constitue de fait « une façon d’approcher le contexte qui est plus créative et imaginative, qui est celle d’aller comprendre, l’histoire les évènements, les accidents de nature émotionnelle qui teintent les lieux ». Les mots sculptent, la plume configure déjà le bâtiment en devenir : « L’écriture c’est comme un ouvre-boîte, ça sert à ouvrir le projet sur une lecture originale ». Levier aussi puissant que le croquis, l’image en trois dimensions ou la maquette, l’écriture en situation de concours garde selon Morales une certaine spécificité : « Pour cet exercice, il faut s’asseoir, réfléchir, organiser nos idées, s’assurer d’être clairs. Ça n’est pas vraiment une création littéraire, mais il y a quelque chose qui apparaît dans le texte qui nous nourrit ». Les personnages introduits dans les histoires de l’architecte sont autant de « voix à entendre », qui constituent la fonction première de l’écriture aux yeux de Sergio Morales, « celle d’un canal de transmission à l’objet, c’est-à-dire que ce qui est écrit au final, ce serait bien de pouvoir le lire dans l’immeuble ».
Quant à savoir si l’écriture architecturale est consciente d’elle-même, c’est-à-dire s’il existe une écriture teintée de spécificité disciplinaire en architecture, nos deux architectes restent prudents. Pierre Blondel considère que l’écriture fictionnelle est singulière dans la mesure où elle décharge l’architecte de responsabilités financières et juridiques : « L’écriture est une chose légère. Ça prend autant de temps que l’architecture – il faut relire cent fois – mais c’est différent ». Pourtant, il note que ses écrits ont bien quelque chose d’« architectural », leur structure relevant parfois de la composition picturale ou de la construction en miroir : « Ce que j’ai remarqué – et ce que plusieurs personnes m’ont fait remarquer – c’est que beaucoup de nouvelles et d’histoires sont très fort « construites ». Par exemple, Berger, est une histoire composée avec plusieurs personnages et qui doit mener à un tableau final. C’est un écrit choral où chacun à sa part dans l’édifice et doit, à un moment donné, participer à ce que sera ce final ». Sergio Morales considère qu’il écrit des textes en architecture comme il écrirait des textes dits « littéraires » : « Je dirais que ça n’est pas une écriture architecturale proprement dite, c’est juste une fiction qui se construit et qui est nourrie par un projet en devenir ».
En réponse à notre question initiale – pourquoi rédiger des fictions lorsqu’on est architecte ? – nous pourrions dire que si les architectes écrivent des fictions autour du projet d’architecture, c’est que celui-ci est déjà, par essence, fictionnel (2). Notre comparaison met en lumière deux manières d’aborder l’écriture en architecture. Du côté de Sergio Morales, on peut parler d’une écriture productrice et intrinsèque à l’exercice de l’architecture. Cette textualité s’adresse à certaines personnes qu’il faut convaincre, et pas uniquement par plaisir d’écrire. Véritable outil de conception, elle est opératoire et performative. Le texte reconfigure le bâtiment en train de se faire : on peut donc parler d’une écriture du projet. Du côté de Pierre Blondel, l’écriture est plus indépendante, accompagnante, voire parallèle à l’exercice du projet. Davantage écriture pour soi, elle participe d’un équilibre de l’architecte et ne suit pas la même temporalité que le projet en train de se tisser. Elle constitue une échappatoire, une prise de recul. Prescrite à un étudiant, elle a parfois le pouvoir de résoudre un blocage. L’écriture possède en outre son autonomie par rapports aux bâtiments en devenir, puisqu’elle existe sous la forme d’ouvrages édités – deux « édifices littéraires ». On parlera alors de l’écriture comme projet. Le statut de l’écriture en situation de concours reste à fixer. D’une manière générale, est-elle une fonction du concepteur, ou bien une activité annexe ? Existe-t-il des juxtapositions ou bien des collisions entre architecture et littérature ? Pour reprendre l’expression de Roland Barthes (3), l’architecte à la plume est-il plutôt un « écrivant » ou un « écrivain » (4) ?
(1). Les fragments de citations entre guillemets dans ce billet sont des retranscriptions des entrevues réalisées respectivement avec Sergio Morales et Pierre Blondel par Zoom au printemps 2021.
(2). Paradigme de tout projet selon Jean-Pierre Boutinet, le projet architectural est celui d’un objet à la fois réel et mental : « Tout édifice construit exprime d’une certaine façon la réalisation d’un projet ou au moins d’une intention qu’il s’est efforcé à une certaine époque de concrétiser. Le projet constitue donc le passage obligé vers la réalisation de l’œuvre architecturale. Cette dernière, une fois achevée est de son côté la traduction plus ou moins fidèle d’un ancien projet qui l’a anticipée mais n’existe plus », dans Anthropologie du projet, Presses Universitaires de France, Paris, 2012 (première édition 1990), p.189
(3). Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », dans Essais critiques, Seuil, 1964
(4). Voir la belle réflexion proposée par Jean-Louis Cohen à l’occasion d’une journée d’étude au Collège de France. Architecture et littérature : fiction, rhétorique et poétique, mai 2021 (rediffusion en ligne).