[ BILLETS SCIENTIFIQUES SUR L'ARCHITECTURE, LES CONCOURS ET LES MÉDIATIONS DE L'EXCELLENCE ]
PARADOXES DES PRIX PATRIMONIAUX
Aurélien Catros, 22 septembre 2020
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Évolution des intitulés de prix d’excellence relatifs aux questions patrimoniales au Québec (2009-2019)

Que penser des prix d’excellence attribués aux transformations patrimoniales, en particulier dans le contexte québécois ?  À en croire la récurrence de ce genre de distinction dans le paysage contemporain des prix d’architecture, le patrimoine serait l’une des catégories canoniques de l’excellence architecturale. Malgré leur nombre, l’impressionnante variabilité de la nature des bâtiments récompensés par ces prix ne semble avoir d’égal que celle de leurs intitulés. Au Canada, les catégories jugées vont de la préservation à la conservation du patrimoine, en passant par la restauration, l’extension ou la rénovation comme on pourrait légitimement s’y attendre. Il est curieux, en revanche, de voir des notions qui semblent aussi éloignées du patrimoine que le recyclage, le développement durable, ou encore l’innovation récompenser l’intervention sur l’existant. Contrairement aux mentions que nous nommerons « programmatiques » qui récompensent des bâtiments aux fonctions spécifiques, ces prix « patrimoniaux » peuvent être accordés à tout type d’intervention architecturale, pour peu que celle-ci concerne un site construit, qu’il ait ou non une valeur historique.

Ce flou terminologique pourrait évoquer la célèbre conférence donnée par le philosophe du langage Ludwig Wittgenstein en 1932 à l’Université de Cambridge (1) à l’occasion de laquelle, en désespoir de parvenir à définir le terme de « jeu » d’après l’entièreté des productions qu’il recouvre, en venait à conclure que ce concept désigne moins une essence commune qu’un air de famille (family likeness). En effet, si l’entièreté des artefacts susceptibles de répondre à ce patronyme n’ont fondamentalement aucune caractéristique commune, elles se ressemblent bien de proche en proche : A ressemble à B, lequel, admet une autre caractéristique commune avec C, et ainsi de suite.  Autrement dit, les multiples productions de la discipline que l’on n’hésite pas à qualifier de « patrimoine » ont des rapports parfois aussi distendus que la définition même du mot et des différentes valeurs auxquelles il renvoie.

Bien connues des historiens, des restaurateurs et des architectes, ces valeurs ont été décrites pour la première fois en 1903 par Alois Reigl au sein d’un rapport commandé par la commission centrale des monuments historiques d’Autriche : le désormais célébrissime Culte moderne des monuments (2). Dans ce texte, Riegl distingue deux catégories de valeur attribuée aux monuments historiques et au patrimoine en général : les valeurs de « remémoration » (Erinnerungszerte) et les valeurs « de contemporanéité » (Gegenwartswerte). Pour Riegl, ces valeurs ne sont pas concurrentes et se superposent régulièrement. Sa décomposition reposait sur un objectif pragmatique et politique en ce qu’elle devait avant tout permettre de fonder une législation puis des recommandations en faveur de la restauration.

Cette distinction semble pourtant être à l’origine de la multiplication des intitulés chez les organismes qui se sont proposés de distribuer des prix et donc de catégoriser les projets récompensés. Par exemple, en 2009, L’Ordre des Architectes du Québec dissociait déjà la reconversion, incarnée par des prix dits du « recyclage » qui récompensait essentiellement la prise en compte valeur contemporaine utilitaire, de la conservation et la restauration qui renvoyaient plutôt aux valeurs de mémoire – valeur d’ancienneté et historique.

Bien que cette perception binaire des disciplines de la restauration ait semblé adéquate pour l’organisme jusqu’en 2015, l’intitulé de ses mentions semble en questionnement perpétuel. Dès 2013, le terme de « recyclage » passe au second plan pour désigner les interventions à haute valeur contemporaine utilitaire, mais se voit doublé d’une mention développement durable, qui récompense le même type d’édifice, à peu de choses près.

L’édition 2017 voit un bouleversement majeur au sein de ces catégories et cette division disparait au profit de la très neutre Mise en valeur du Patrimoine, attribué cette année-là à la rénovation de la salle Wilfrid-Pelletier par Atelier TAG + Jodoin Lamarre Pratte architectes en consortium. Le grand prix de l’OAQ sera décerné à la maison de la littérature de Québec, projet de l’agence Chevalier Morales dont la qualité patrimoniale est désormais attestée. Encensé par l’Ordre pour sa prise en compte du patrimoine religieux – plus encore que pour les qualités de son plan relatives à son programme – le projet a pourtant été primé dans la catégorie des bâtiments culturels. Parallèlement, la mention développement durable, récurrente depuis 2013, se muait en mention bâtiment écologique pour cette édition, récompensant notamment un projet de recyclage de bâtiment industriel sans démolition.

En 2020, l’OAQ conserve la catégorie Mise en valeur du patrimoine mais la divise en deux sous-groupes qui évoquent la distinction binaire ayant disparu depuis cinq ans : « conservation / restauration » et « conversion / expansion ». En associant ces mentions sous une même catégorie, l’organisme prend acte de la nécessaire conjonction des valeurs patrimoniales de remémoration et de contemporanéité. Si elles distinguent toujours des pratiques du projet dissemblables, elles accordent à toutes le qualificatif de « patrimonial ». Ce faisant, elles se rapprochent ainsi de la catégorisation proposée par Opération Patrimoine Montréal (anciennement Opération Patrimoine Architectural) qui ne récompense pas des œuvres en les catégorisant, mais récompense des pratiques comme le montrent les verbes d’action dans les intitulés des prix : « prendre soin », « redonner vie », « savoir-faire », « faire connaitre » et « agir ensemble » (3).

La fluctuation des mentions patrimoniales des prix que nous observons sur le cas des prix de l’Ordre des Architectes du Québec n’est que l’indice d’une problématique disciplinaire plus vaste : celle de la définition du patrimoine et de sa portée au sein du champ disciplinaire architectural. Si les pratiques de conservation et de restauration – voire d’extension ou de recyclage – sont aussi anciennes que la discipline, il est naturel que des vecteurs de normes représentant la profession les identifient et récompensent les productions contemporaines qu’ils jugent exemplaires. Néanmoins, il appert que certaines de ces productions n’ont absolument rien en commun, à l’image des éléments que l’on appelle « jeu » qu’observait Wittgenstein. Dès lors, en forçant leur inscription au sein d’un même taxon, ces prix participent à obscurcir une définition du patrimoine déjà protéiforme bien davantage qu’à l’éclairer comme ils pourraient le suggérer au premier abord.

  • (1) Marjorie Perloff, Wittgenstein’s ladder: poetic language and the strangeness of the ordinary (Chicago (Ill.) ; University of Chicago Press, 1996). p. 60
  • (2) Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments : son essence et sa genèse (Paris : Editions du Seuil, 1984).
  • (3) https://ville.montreal.qc.ca/operationpatrimoine/laureats/2019

Aurélien Catros