À propos de l’annulation du concours pour le monument commémoratif de la mission du Canada en Afghanistan.
Sondage versus concours : simulacre et démocratie
11 septembre 2023
Jean-Pierre Chupin, professeur titulaire de la chaire de recherche du Canada en architecture, concours et médiations de l’excellence à l’Université de Montréal
Jacques White, architecte, professeur retraité à l’Université Laval, formateur et conseiller professionnel en concours multidisciplinaires et d’architecture
Quand il s’agit de juger des projets d’art ou d’architecture, un sondage en ligne est un « simulacre de démocratie » qui ne peut remplacer ni un concours de design ni un vrai jury! Condamnant vigoureusement des élections organisées par la Russie dans les territoires occupés de l’Ukraine, le Premier ministre Justin Trudeau a récemment déclaré haut et fort que ces procédures constituaient un « simulacre d’élections ». En annulant un résultat de concours pour un monument aux vétérans, et en le remplaçant par un sondage en ligne, son gouvernement s’est quant à lui dangereusement égaré dans un simulacre de démocratie sur lequel il faut aujourd’hui réfléchir pour mieux réagir et surtout éviter qu’il ne se reproduise.
Rappelons tout d’abord que les milieux de l’art, de l’architecture et du design ne décolèrent pas depuis l’annonce, le 19 juin dernier, de l’annulation du résultat du concours pour le monument commémoratif de la mission du Canada en Afghanistan. Cette frustration apparaît d’autant plus légitime que le renversement du choix du jury s’est fait sur la seule base d’un sondage en ligne propice aux confusions de toutes sortes. Affirmant vouloir donner la parole aux vétérans, chose honorable s’il en est, le gouvernement fédéral a décrédibilisé la décision du jury d’un concours de design, sacrifiant au passage un principe fondamental de notre démocratie : le respect d’un jugement collectif qualitatif porté par un jury représentatif, impartial et informé.
Si cette affaire devenait un précédent de la commande publique, aucun architecte, designer ou artiste n’accepterait que sa proposition soit livrée en pâture à un sondage en ligne. Pour juger de la complexité de projets pour des espaces publics, pour des édifices recevant du public et dans le cas présent pour des « monuments publics », un sondage ne sera jamais une procédure fiable, équitable, et transparente comme peut l’être une procédure de mise en concours bien organisée. En tant qu’universitaires et architectes bien au fait des pratiques de concours, il nous importe de dénoncer la dangereuse confusion entre opinion et jugement. Un vote anonyme en ligne, même agrémenté d’une série de questions, n’est pas l’équivalent des délibérations d’un jury représentatif des intérêts du public, constitué de membres informés des multiples enjeux qui débattent pendant de longues heures de toutes les propositions – elles-mêmes conçues par des équipes multidisciplinaires – et qui portent un jugement consensuel argumenté au nom de l’intérêt collectif. Nous pourrions passer au crible les questions sondage, les comparer aux documents du concours et démontrer sans difficulté en quoi celles du sondage restent superficielles, fermées et non opérationnelles, tandis que celles du concours ciblent des questions fondamentales, ouvertes à la conception et utiles pour conduire à un jugement solidement argumenté.
Car ce sondage s’est effectué dans un temps très court, à partir de la diffusion de dossiers de projets dont on sait que la complexité échappe parfois aux experts eux-mêmes. Plus douteux encore, se sondage était contrôlé par des questions dites thématiques, dont chaque formulation aurait été un impossible défi de design pour les artistes et les designers. On demandait par exemple quel concept exprime correctement : « L’appui indéfectible manifesté par les familles, les amis et les collectivités au Canada tout au long de la mission ». On demandait encore quelles propositions parviennent à : « Reconnaître les efforts des Canadiens et des Canadiennes qui, solidaires avec le peuple afghan, ont aidé à rebâtir l’Afghanistan et encourager une meilleure compréhension de l’importance et de la portée de la mission du Canada en Afghanistan ». L’art, le design et l’architecture ne peuvent pas tout représenter de façon directe, simpliste et sans équivoque, surtout quand il est question de symbolique nationale. Il aurait été plus simple et plus honnête de demander aux répondants de désigner leur projet préféré, mais, ce faisant, il aurait été plus difficile de camoufler un choix purement politique derrière un nuage d’opinions dont la subjectivité aurait alors été évidente.
Insistons, un sondage n’est pas un jugement collectif! Seul le jugement qualitatif d’un jury constitue une construction délibérative – une intelligence collective – et c’est en cela qu’il s’agit d’un des plus importants dispositifs démocratiques. Il est vrai que de nombreux concours – mais ce n’était pas le cas de celui-ci – comportent un article permettant au commanditaire de ne pas suivre la recommandation du jury. Le cas échéant, il a pour seul objectif de contrer toute ingérence ou irrégularité qui serait intervenue dans le processus du concours et qui en discréditerait le résultat. Dans le cas qui nous occupe, l’inverse se produit : le commanditaire s’ingère dans un processus démocratique qu’il a préalablement approuvé en le discréditant, sans justification valable. Que dirait-on d’un résultat sportif ou d’un prix cinématographique qui serait annulé par un sondage en ligne a posteriori? Que dirait-on d’une élection démocratique qui serait renversée par un sondage anonyme en ligne? Que dirait-on d’un jugement du tribunal, qui serait annulé par sondage en ligne désignant le « vrai » coupable? Ne s’agirait-il pas, dans tous les cas, de lynchage public révoltant?
L’honneur des vétérans ne se trouve respecté ni par la réfutation peu honorable d’une procédure bien établie, ni par un choix politique au résultat peu convaincant. Ce n’est pas l’objectif premier de notre analyse, mais en comparant les deux propositions les différences sont claires, tout comme les tensions entre abstraction et figuration qu’elles incarnent. Il est assez clair que le choix d’une imagerie figurative a été présenté comme populaire et « validé par les vétérans », pour mieux l’inscrire en opposition au choix d’un jury d’experts jugé abstrait. Le jury était pourtant composé d’un vétéran, d’une représentante des familles de militaires, d’un ancien ambassadeur en Afghanistan, mais également d’un directeur de musée, d’un architecte, d’un historien et d’une architecte de paysage. Il y a même quelque chose de méprisant, envers la population canadienne, à considérer qu’un monument commémoratif serait mieux servi par des images littérales chargées d’armures, de casques et de boucliers, que par des images épurées évoquant le sacrifice humain par d’intemporels jeux d’ombre et de lumière. Quand on sait que plusieurs autres projets de monuments commémoratifs sont en gestation au ministère des Anciens Combattants, il serait urgent d’ouvrir le débat de la création contemporaine au service du patrimoine et des citoyens.
Tout le monde est perdant dans cette triste affaire. Les vétérans, tout d’abord, car on n’exprime pas « la profonde gratitude du Canada pour les sacrifices consentis par les Canadiens et Canadiennes qui ont servi en Afghanistan, y compris les membres des Forces armées canadiennes et les civils qui ont perdu la vie ou ont été blessés » *, en bafouant une procédure sensée protéger l’audace, l’intégrité et l’impartialité. Le gouvernement ensuite, qui se doit d’incarner l’exemplarité dans toutes ses procédures et respecter ses engagements formulés dans ses propres modalités d’octroi des marchés publics. Les citoyens et citoyennes sont également perdants et perdantes, car la solennité de la visite du monument sera longtemps brouillée par la controverse et la polémique et c’est bien la confiance dans une procédure de jugement qualitatif qui est perdante de cet échec monumental. Finalement, n’oublions pas les équipes qui ont consacré de longues heures et ont mis leur âme et leur expertise dans leur proposition, croyant légitimement à leurs chances de la voir évaluée avec équité, dans le respect des règles annoncées. Comprenons d’autant plus leur immense déception que, contrairement aux bonnes pratiques des concours, le gouvernement n’a pas encore eu le courage, de partager le rapport du jury.
Cette triste situation n’est pas irréversible. Nous y voyons plusieurs issues complémentaires :
Tout d’abord, et puisqu’il est aussi question de fonds public dans cette affaire, demandons au minimum que le rapport du jury soit diffusé publiquement le plus rapidement possible. Par respect pour les concurrents, les membres du jury, et d’une certaine façon pour tous les architectes, designers et artistes – gens d’honneur et de principe au service de la collectivité – ce rapport constituera la première pierre d’un véritable débat public, impossible sans cela.
Mais il y a plus important encore. Par respect pour les vétérans, demandons au gouvernement de revenir sur cette mauvaise décision en octroyant le projet à l’équipe lauréat du concours.
Enfin, pour que cette situation n’entache pas les prochains appels à concevoir et à construire des monuments, tout comme des édifices et des espaces publics, demandons au gouvernement de respecter – voire de généraliser – une procédure véritablement qualitative et démocratique : le concours de projets avec jury.
*Extrait de la première question du sondage en ligne.
Liens utiles :
https://www.veterans.gc.ca/fra/remembrance/memorials/afghanistan-monument
https://www.ledevoir.com/opinion/idees/797709/idees-desaveu-nie-excellence-art?
Pétition lancée par un collectif d’artistes :