Évolution des intitulés de prix d’excellence relatifs aux questions patrimoniales au Québec (2009-2019)

Que penser des prix d’excellence attribués aux transformations patrimoniales, en particulier dans le contexte québécois ?  À en croire la récurrence de ce genre de distinction dans le paysage contemporain des prix d’architecture, le patrimoine serait l’une des catégories canoniques de l’excellence architecturale. Malgré leur nombre, l’impressionnante variabilité de la nature des bâtiments récompensés par ces prix ne semble avoir d’égal que celle de leurs intitulés. Au Canada, les catégories jugées vont de la préservation à la conservation du patrimoine, en passant par la restauration, l’extension ou la rénovation comme on pourrait légitimement s’y attendre. Il est curieux, en revanche, de voir des notions qui semblent aussi éloignées du patrimoine que le recyclage, le développement durable, ou encore l’innovation récompenser l’intervention sur l’existant. Contrairement aux mentions que nous nommerons « programmatiques » qui récompensent des bâtiments aux fonctions spécifiques, ces prix « patrimoniaux » peuvent être accordés à tout type d’intervention architecturale, pour peu que celle-ci concerne un site construit, qu’il ait ou non une valeur historique.

Ce flou terminologique pourrait évoquer la célèbre conférence donnée par le philosophe du langage Ludwig Wittgenstein en 1932 à l’Université de Cambridge (1) à l’occasion de laquelle, en désespoir de parvenir à définir le terme de « jeu » d’après l’entièreté des productions qu’il recouvre, en venait à conclure que ce concept désigne moins une essence commune qu’un air de famille (family likeness). En effet, si l’entièreté des artefacts susceptibles de répondre à ce patronyme n’ont fondamentalement aucune caractéristique commune, elles se ressemblent bien de proche en proche : A ressemble à B, lequel, admet une autre caractéristique commune avec C, et ainsi de suite.  Autrement dit, les multiples productions de la discipline que l’on n’hésite pas à qualifier de « patrimoine » ont des rapports parfois aussi distendus que la définition même du mot et des différentes valeurs auxquelles il renvoie.

Bien connues des historiens, des restaurateurs et des architectes, ces valeurs ont été décrites pour la première fois en 1903 par Alois Reigl au sein d’un rapport commandé par la commission centrale des monuments historiques d’Autriche : le désormais célébrissime Culte moderne des monuments (2). Dans ce texte, Riegl distingue deux catégories de valeur attribuée aux monuments historiques et au patrimoine en général : les valeurs de « remémoration » (Erinnerungszerte) et les valeurs « de contemporanéité » (Gegenwartswerte). Pour Riegl, ces valeurs ne sont pas concurrentes et se superposent régulièrement. Sa décomposition reposait sur un objectif pragmatique et politique en ce qu’elle devait avant tout permettre de fonder une législation puis des recommandations en faveur de la restauration.

Cette distinction semble pourtant être à l’origine de la multiplication des intitulés chez les organismes qui se sont proposés de distribuer des prix et donc de catégoriser les projets récompensés. Par exemple, en 2009, L’Ordre des Architectes du Québec dissociait déjà la reconversion, incarnée par des prix dits du « recyclage » qui récompensait essentiellement la prise en compte valeur contemporaine utilitaire, de la conservation et la restauration qui renvoyaient plutôt aux valeurs de mémoire – valeur d’ancienneté et historique.

Bien que cette perception binaire des disciplines de la restauration ait semblé adéquate pour l’organisme jusqu’en 2015, l’intitulé de ses mentions semble en questionnement perpétuel. Dès 2013, le terme de « recyclage » passe au second plan pour désigner les interventions à haute valeur contemporaine utilitaire, mais se voit doublé d’une mention développement durable, qui récompense le même type d’édifice, à peu de choses près.

L’édition 2017 voit un bouleversement majeur au sein de ces catégories et cette division disparait au profit de la très neutre Mise en valeur du Patrimoine, attribué cette année-là à la rénovation de la salle Wilfrid-Pelletier par Atelier TAG + Jodoin Lamarre Pratte architectes en consortium. Le grand prix de l’OAQ sera décerné à la maison de la littérature de Québec, projet de l’agence Chevalier Morales dont la qualité patrimoniale est désormais attestée. Encensé par l’Ordre pour sa prise en compte du patrimoine religieux – plus encore que pour les qualités de son plan relatives à son programme – le projet a pourtant été primé dans la catégorie des bâtiments culturels. Parallèlement, la mention développement durable, récurrente depuis 2013, se muait en mention bâtiment écologique pour cette édition, récompensant notamment un projet de recyclage de bâtiment industriel sans démolition.

En 2020, l’OAQ conserve la catégorie Mise en valeur du patrimoine mais la divise en deux sous-groupes qui évoquent la distinction binaire ayant disparu depuis cinq ans : « conservation / restauration » et « conversion / expansion ». En associant ces mentions sous une même catégorie, l’organisme prend acte de la nécessaire conjonction des valeurs patrimoniales de remémoration et de contemporanéité. Si elles distinguent toujours des pratiques du projet dissemblables, elles accordent à toutes le qualificatif de « patrimonial ». Ce faisant, elles se rapprochent ainsi de la catégorisation proposée par Opération Patrimoine Montréal (anciennement Opération Patrimoine Architectural) qui ne récompense pas des œuvres en les catégorisant, mais récompense des pratiques comme le montrent les verbes d’action dans les intitulés des prix : « prendre soin », « redonner vie », « savoir-faire », « faire connaitre » et « agir ensemble » (3).

La fluctuation des mentions patrimoniales des prix que nous observons sur le cas des prix de l’Ordre des Architectes du Québec n’est que l’indice d’une problématique disciplinaire plus vaste : celle de la définition du patrimoine et de sa portée au sein du champ disciplinaire architectural. Si les pratiques de conservation et de restauration – voire d’extension ou de recyclage – sont aussi anciennes que la discipline, il est naturel que des vecteurs de normes représentant la profession les identifient et récompensent les productions contemporaines qu’ils jugent exemplaires. Néanmoins, il appert que certaines de ces productions n’ont absolument rien en commun, à l’image des éléments que l’on appelle « jeu » qu’observait Wittgenstein. Dès lors, en forçant leur inscription au sein d’un même taxon, ces prix participent à obscurcir une définition du patrimoine déjà protéiforme bien davantage qu’à l’éclairer comme ils pourraient le suggérer au premier abord.

  • (1) Marjorie Perloff, Wittgenstein’s ladder: poetic language and the strangeness of the ordinary (Chicago (Ill.) ; University of Chicago Press, 1996). p. 60
  • (2) Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments : son essence et sa genèse (Paris : Editions du Seuil, 1984).
  • (3) https://ville.montreal.qc.ca/operationpatrimoine/laureats/2019

Aurélien Catros

Brochure touristique du Rockefeller Center (2018)
« The city architect can no more afford to neglect the roofs that continually spread out below him than the country architect can afford to neglect the planting about a house. » Raymond Hood (1)

Il ne reste que trois belvédères ou plateformes d’observation au sommet des gratte-ciels de New York. Ce sont, dans l’ordre chronologique : l’Empire State Building avec son sommet en gradins, le Rockefeller Center et le World Trade Center. Le Rockefeller Center est le seul ayant reçu deux prix d’excellence, indices de la reconnaissance particulière dont il bénéficie.

La plateforme d’observation (Observation Roof) a fermé ses portes en 1986 pour rouvrir en 2005 à l’enseigne du « Top of the Rock » (le sommet du Rock). En 2006, l’Agence Gabellini et Sheppard Associates a reçu deux prix de l’American Institute of Architects : un prix pour la rénovation de l’ensemble de la promenade, du rez-de-chaussée au sommet de l’édifice et un prix récompensant la dimension patrimoniale du projet. Afin de comprendre la raison pour laquelle ce bâtiment a été deux fois primé, un regard rétrospectif sur l’histoire de cet illustre édifice, conçu par Raymond Hood et ses associés, n’est pas superflu.

Construit entre 1930 et 1939, à l’initiative de John D. Rockefeller, le Rock fut un évènement en soi pendant la Grande Dépression. Plus qu’un simple édifice, c’est une véritable « ville en vase clos ». Pour comprendre les stratégies et les tactiques qui ont modelé son image, il faut aller de haut en bas, en suivant l’expression de Harvey Wiley Corbett, pour qui il s’agissait aussi de concevoir les tours en commençant par leur sommet. La chronologie de ce texte commence donc également par la fin, retraçant les évènements qui ont donné lieu à ce que l’on désigne aujourd’hui par l’expérience du « Top of the Rock ».

Au début de l’année 2000, Tishman Speyer a lancé un concours entre deux agences pour la rénovation de sommet du Rock, remporté par Gabellini et Sheppard devant l’immense compagnie Disney World. Si cette dernière était plus réputée pour ses attractions touristiques c’est l’expertise en rénovation patrimoniale qui l’a emporté. Le jour de la présentation, Shepard a d’ailleurs choisi d’exposer les dessins au 67eme étage, au milieu des systèmes mécaniques et des conduits techniques. Un organisateur de combats de boxe avait aussi installé son « penthouse » à l’emplacement de l’actuelle « Weather Room ».

À l’étonnement général Tishman Speyer avait pourtant d’abord choisi Disney. Il fallu attendre près de six mois, pour que Rob Speyer, directeur général de la société et copropriétaire du Rockefeller Center avec la famille Crown de Chicago, revisent leur décision et couronnent Gabellini et Sheppard, rappelant si besoin était que le Rockefeller Center reste moins le symbole d’une attraction que la grandeur d’une famille.

Les dessins présentés par Gabellini et Shepard définissaient trois zones principales : le hall principal, la mezzanine et le sommet.  En voulant « faire du hall principal une destination » (2) : les niveaux inférieurs du hall des années 1930 ressemblaient à un paquebot de luxe. En organisant les entrées sur la place et dans le bâtiment, Hood avait pourtant créé un mouvement circulaire générant une action gravitant à la manière d’une toupie. En 2005, Gabellini et Shephard ont ajouté une nouvelle entrée sur la Cinquième Avenue. Ils ont aménagé les bureaux pour former un hall d’accueil, combiné à un atrium à triple hauteur. Le mouvement rythmique initial s’est transformé en une entrée d’escalier elliptique traversant d’immenses lustres en cristal, comme si le bâtiment se retournait sur lui-même.

Le principe du « numéro 27 » proposé par Hood en 1930, voulait que « le prix de la hauteur réside dans les exigences d’une circulation verticale efficace » (3). Il réduisit les cages d’ascenseur « (…) à 27 pieds du centre du bâtiment pour éliminer tous les coins sombres » (4). Il s’agissait de retrouver « (…) la forme sculpturale instinctive du bâtiment ».  C’est dans cet esprit que dans le projet de Gabellini et Sheppard, chaque cage d’ascenseur se trouve identifiée par une lumière bleue. Celle-ci est conçue comme une capsule temporelle projetée sur 65 étages à travers la cage d’ascenseur originale. (5)

Comme l’a souligné Daniel Okrent : « Le toit était incontestablement une entreprise commerciale” » (6). Hood l’avait bien identifié comme l’un des éléments principaux de la conception de la ville idéale. Mais un autre aspect crucial du projet initial consistait dans la création de points de vue. Si les toitures du bâtiment achevé en 1933 ressemblaient à un paquebot, la notion de « promenade » était plus que suggérée. En 2005, la nouvelle conception du sommet s’appuiera de fait sur différents appareils d’optique : les cadres fragmentés entre les sections extérieures et intérieures formant de « grandes terrasses panoramiques ». La façade d’origine du bâtiment se trouve désormais protégée par de grands panneaux en verre transparent.

En tant qu’urbanisme hédoniste de la congestion (7), ce gratte-ciel a contribué à deux importantes transformations : d’une part, en introduisant une forme qui, selon Carol Willis, va briser le moule encore frais des gratte-ciels du Chrysler et de l’Empire State Building. D’autre part en offrant une expérience de loisir doublée d’un propos éducatif. Le « Top of the Rock » ne se limite pas à un point d’observation entouré de barres de métal, comme le sommet de l’Empire State Building, ni littéralement enclos comme le World Trade Center. C’est un phare rehaussé, orné de cristaux cherchant à refléter le ciel. Sa position permet de découvrir Central Park et offre une vue unique sur les sommets environnants des gratte-ciels de Manhattan. Si, en 1939 et donc en pleine Dépression, plus de 1,3 million de visiteurs se rendirent sur la plateforme d’observation, plus de deux millions de visiteurs ont accédé au « Top of the Rock » en 2019.

Les multiples paramètres et variables de l’équation économique peuvent sans doute stimuler certaines décisions de conception et modifier la forme des édifices, mais l’excellence n’est pas une question de budget et d’attractivité touristique, comme le soutenait la proposition de Disney. Elle serait plutôt question de culture et d’expérience du skyline, comme en témoigne le projet actuel. La préservation du patrimoine et des monuments reste une priorité essentielle, même lorsque les changements sont minimes ou, comme Kimberly Sheppard l’a très bien résumé, un seul changement, même modeste, mérite un prix dans un tel contexte. (8)

Et en 1939, quand Hugh Ferriss se reposa au petit matin, sur un des parapets du Rock, il put enfin admirer sa « métropole du futur », celle de 1929, s’élever sur l’horizon. (9)

Mandana Bafghinia

  • 1) Raymond Hood, personal writings, quoted by Alan Balfour in Rockefeller Center: Architecture as Theater. New York; Montréal: McGraw-Hill, 1978. p. 49.
  • 2) Daniel Okrent. Great Fortune: The Epic of Rockefeller Center. Penguin Books, 2004, p. 354.
  • 3) Carol Willis. Form Follows Finance: Skyscrapers and Skylines in New York and Chicago. New York: Princeton Architectural Press, 1995, p. 102.
  • 4) Daniel Okrent. Great Fortune, 357.
  • 5) Gabellini and Sheppard Associates. AIA New York State Convention. Grand Hyatt, New York, October 6, 2007.
  • 6) Daniel Okrent. Great Fortune, p. 354
  • 7) Rem Koolhaas. Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan. New York: Oxford University Press, 1978.
  • 8) Interview with Kimberly Sheppard. 19/02/2019
  • 9) Hugh Ferris. The Metropolis of Tomorrow. New York: Ives Washburn, 1929.

Le concours pour l’Hôtel de ville de Toronto a été remporté en 1958 par Viljo Revell (À gauche la maquette du concours, à droite une photo de l’auteur prise en 2015)

Le Centre des visiteurs de Fort York fruit d’un concours remporté en 2009 par Patkau Architects et Kearns Mancini Architects (En haut, un modèle numérique du concours, en bas une photo de l’auteur prise en 2015)

Devrait-on mesurer l’écart entre la promesse de l’image produite lors du concours à partir d’une maquette physique ou d’un modèle numérique et une photographie de l’édifice prise sous des angles similaires plusieurs années après ? Autrement dit : À quel point l’édifice construit devrait-il ressembler à la maquette qui en a anticipé l’aspect ?

Chaque maquette est un « modèle réduit » rappelle le Dictionnaire historique de la langue française, tandis que chaque modèle est lui-même une « figure à reproduire » (1). Au croisement de ces deux principes, la maquette d’architecture devrait être « une architecture réduite à reproduire » selon des degrés de fidélité variables. Un concepteur est toujours plus ou moins averti de la distance qui sépare ces représentations de la réalité bâtie escomptée. En revanche, dans les situations de concours, la maquette est aussi un outil d’explication du projet voire d’un argument pour emporter l’adhésion du jury, lequel n’est pas nécessairement préparé à considérer ces artefacts avec la même distance critique que leurs concepteurs.

Pour mesurer l’écart entre les maquettes de concours et les photographies bâtiments qu’elles représentaient à l’origine, il est éclairant de comparer deux projets lauréats de concours réalisés à 60 ans d’intervalle à Toronto : d’autant que ces édifices ont été respectivement récompensés de prix d’excellence confirmant ainsi leur valeur exemplaire propre à en faire des « modèles ».

Le concours pour l’Hôtel de ville (Toronto City Hall) a été remporté en 1958 par Viljo Revell, tandis que le bâtiment a de nouveau remporté un Landmark Awards de l’Ontario Association of Architects (OAA) en 1998. Le Centre des visiteurs de Fort York (Fort York Visitor Center), fruit d’un concours remporté en 2009 par Patkau Architects et Kearns Mancini Architects, a rapidement été récompensé du Canadian Architect Award Of Excellence en 2011, suivi quelques années plus tard d’un City Of Toronto Urban Design Award et d’une Honorable Mention For Design Excellence de l’Ontario Association of Architects en 2015, juste avant sa consécration par une Médaille du Gouverneur général en 2018.

Les maquettes de l’Hôtel de ville de Toronto réalisées lors de la seconde étape du concours étaient exigées pour l’ensemble des concurrents : et l’on connait ces célèbres images montrant des centaines de maquettes soigneusement rangées sur d’immenses tables afin que le jury puisse les examiner. Si la photo de la maquette de concours ressemble au projet construit que nous avons photographié en 2015, plusieurs différences sont à souligner. Le nombre des arches face à la tour est passé de 3 à 5 et leurs formes ont été simplifiées. Elles ont aussi coulissé vers l’est du plan d’eau, lequel a été réduit de moitié. Le découpage des étages de l’édifice principal, parfaitement régulier sur les photographies de maquette fait place à des paliers intermédiaires et finaux plus larges. Enfin, les pignons des deux tours sont moins vitrés que ce que montrait la maquette et donc le projet à l’étape du concours. Ces différences apparaissent minimes lorsque l’on rappelle que cette maquette a été produite 7 ans avant l’inauguration du bâtiment en 1965.

Le modèle produit par l’équipe lauréate lors du concours du Fort York Visitor Center, ne se livre qu’à travers les images numériques qu’il a permis de produire. Si ces dernières cherchent à anticiper la représentation photographique poursuivant des objectifs similaires à la photographie de la maquette physique effectuée dans le cadre du concours de l’hôtel de ville, il faut garder à l’esprit que ces images ont certainement fait l’objet de multiples retouches. Outre l’absence de public et l’herbe défraîchie témoins banals de la réalité, la photographie du bâtiment en 2015 apparaît également très similaire à l’image de synthèse produite à partir d’une modélisation numérique à l’occasion du concours. Le volume translucide, en toiture, paraît plus haut sur l’image qu’il ne le sera finalement, tandis que les vitrages semblent moins transparents qu’annoncé par la perspective : l’écart entre les deux images du projet est faible. La taille de certaines ouvertures a quelque peu changé et le nombre de panneaux en acier corten a été modifié en conséquence, mais le projet promis est très proche de l’édifice qui sera finalement livré 5 ans plus tard, en 2014.

A travers ces comparaisons sommaires, il apparaît que le changement de support des maquettes, c’est-à-dire, de la nature même des modèles architecturaux ne semble pas nécessairement modifier la distance qui sépare l’objet du bâtiment qu’il représente : les deux cas évoqués admettant des similitudes et différences du même ordre. Bien que la comparaison sommaire de ces deux projets ne saurait nourrir une quelconque généralisation, les modèles permettent effectivement d’anticiper la réalisation et cela laisse peu de doutes sur l’objectif de ces médiations qui méritent effectivement toutes deux l’appellation « d’architecture réduite à reproduire ».

On pourra objecter que la similitude observée dans ces confrontations diachronique de vues perspectives constitue en soi une exception et que peu de bâtiments peuvent se targuer d’être toujours aussi proche du projet initial. Néanmoins, force est de constater que ces deux édifices dont l’excellence architecturale a été reconnue ont reproduit le même exploit à 60 ans d’intervalle. On peut se demander si cette proximité constitue l’une des marques de l’excellence architecturale ? Dès lors, un bon projet, conformément à son étymologie, serait un bâtiment qui aurait été justement « jeté en avant » par son modèle, c’est-à-dire parfaitement anticipé.

A la différence des maquettes de conception, d’ingénierie ou d’exposition qui pourraient être respectivement être nommées modèles exploratoires, modèles prédictifs et modèle descriptifs, les maquettes de concours, qu’elles soient virtuelles ou physiques, sont les véritables modèles de projet (2) à disposition des architectes. Paradoxalement, en confondant ces derniers, ils sont souvent ceux qui font mentir leurs propres modèles.

Aurélien Catros

(1) – Rey, Alain. (Éd.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998.

(2) -Ce que Marcial Echenique nommait dans les années 1970 des « planning models ».  Echenique, Marcial, Models: A Discussion, Cambridge, University of Cambridge, 1968.

Depuis la mise en place du DAM Architectural Book Award en 2008, 110 livres ont été primés : autant d’ouvrages qui constitueraient potentiellement une bibliothèque de l’excellence contemporaine en architecture. On entend pourtant peu de réactions, voire de polémiques suscitées par ces célébrations de l’écriture en architecture.

Le mois d’octobre est marqué par la Foire du Livre de Francfort, où sont présentés les ouvrages gagnants de l’un des quatre grands prix uniquement dédiés au livre d’architecture. Un jury sélectionne les propositions en fonction de critères de fond et de forme : « de la conception, de l’idée, de la qualité des matériaux et de la finition, du niveau d’innovation et du respect des délais » (1). Distinction strictement honorifique, le prix attribué par le musée d’architecture allemand n’implique pas de récompense financière mais, selon ses organisateurs, il « suscite de plus en plus de réactions »(2) et, en cette période de concurrence croissante des nouveaux médiums de communication, les ouvrages qui traitent d’architecture resteraient un support de référence (2).

Tous les livres d’architecture comportant un ISBN et publiés entre juin 2018 et août 2019 étaient éligibles à concourir : les ouvrages édités à des fins de publicité n’étant pas considérés, pas plus que les revues et publications en ligne. Les livres reçus par le DAM doivent correspondre à l’une de ces catégories : monographie d’un architecte ou d’une agence, ouvrage de théorie en architecture, monographie d’un bâtiment, livre illustré, documentaire, histoire (contemporaine), livre destiné aux enfants, architecture du paysage, manuel scolaire, science des matériaux, urbanisme, et enfin « sujet spécial » – sans davantage de précisions.

Lorsqu’un ouvrage est lauréat, son expéditeur – la personne de la maison d’édition en charge du dossier – donne son accord pour que le livre primé soit présenté au kiosque du DAM à la Foire du livre de Francfort ainsi qu’à d’autres foires du livre dans le monde entier par l’intermédiaire de cette même organisation. Il s’engage aussi à autoriser la publication de la couverture et d’extraits du livre – plusieurs double-pages contenant du texte et des illustrations – sur le site internet de DAM. En vue d’exposer les livres primés à la Foire du livre de Francfort ainsi que sur les stands collectifs allemands et internationaux de la foire, entre six et dix exemplaires supplémentaires doivent être mis gratuitement à disposition du DAM par les éditeurs.

Le jury d’experts externes de cette édition 2019 était composé de six membres représentatifs de plusieurs disciplines et métiers du livre : Hendrik Hellige (Foire du livre de Francfort), Michael Kraus (maison d’édition M Books Verlag), Friederike von Rauch (photographe), Florian Schlüter (architecte et membre du conseil d’administration de la Société des amis du DAM), Adeline Seidel (journaliste) et David Voss (designer). Les jurés internes, au nombre de quatre, renforcent cette mainmise du musée sur le prix : Peter Cachola Schmal (directeur du DAM), Annette Becker (conservatrice au DAM), Oliver Elser (conservateur au DAM), Christina Budde (conservatrice au DAM) – soit un jury total, interne et externe, d’un effectif pair de dix membres dont cinq reliés au musée allemand.

L’appel a été suivi par une centaine d’éditeurs de livres d’architecture du monde entier. Au total, 227 propositions ont été jugées afin de désigner 10 ouvrages lauréats. Dans le communiqué de presse paru fin septembre (3), ce ne sont pourtant pas les noms des auteurs, mais ceux des éditeurs et de la ville associée qui sont mis en évidence. Bien que la compétition soit internationale et ouverte aux livres en anglais, les éditeurs suisses sont les plus représentés (4 sur 10), suivis des éditeurs allemands (3 sur 10), des éditeurs belges (2 sur 10) et des éditeurs russes (1 sur 10). La moitié des livres primés possèdent un titre en anglais. La bibliothèque de l’excellence 2019 du Prix DAM est donc constituée des ouvrages suivants :

– Architektur der 1950er bis 1970er Jahre im Ruhrgebiet. Als die Zukunft gebaut wurde / Kettler, Dortmund (Allemagne)

– Baku. Oil and urbanism / Park Books, Zürich (Suisse)

– Bovenbouw Architectuur. Living the Exotic Everyday / Flanders Architecture Institute, Antwerpen (Belgique)

– Die Welt der Giedions. Sigfried Giedion und Carola Giedion-Welcker im Dialog  / Scheidegger & Spiess, Zürich (Suisse)

– Léon Stynen. A Life of Architecture 1899-1990 / Flanders Architecture Institute, Antwerpen (Belgique)

– Lochergut – Ein Portrait / Quart Verlag, Luzern (Suisse)

– Theodor & Otto Froebel. Gartenkultur in Zürich im 19. Jahrhundert / gta Verlag, Zürich (Suisse)

– The Object of Zionism. The Architecture of Israel / Spector Books, Leipzig (Allemagne)

– Vom Baustoff zum Bauprodukt. Ausbaumaterialien in der Schweiz 1950-1970 / Hirmer Verlag, München (Allemagne)

– Veneč. Welcome to the Ideal / Gluschenkoizdat, Moskau (Russie)

Les prix dédiés à l’écrit d’architecture prolifèrent, à l’image des prix littéraires. Outre les prix du DAM Architectural Book Award, le célèbre Alice Davies Hitchcock Book Award (depuis 1945 – anglophone) ainsi que le Prix du Livre de l’Académie d’Architecture (1996 – francophone) et le Grand Prix du Livre de la ville de Briey (1994 – francophone) confirment que l’on ne célèbre pas que les édifices de qualité en architecture : l’écriture se réserve une place de choix. L’essor de cette « économie du prestige » correspondrait aux observations de James F. English, à une exception près : les prix dédiés aux livres d’architecture ne semblent pas encore connaître ces polémiques et ces « cultes du scandale » qui renforcent la médiatisation des prix littéraires (4).

Lucie Palombi

Notes :

  • (1)  Voir www.dam-online.de (page consultée le 10 octobre 2019)
  • (2) Voir www.dam-online.de (page consultée le 10 octobre 2019)
  • (3) Voir www.dam-online.de (page consultée le 10 octobre 2019)
  • (4) English, James F., The Economy of Prestige. Prizes, Awards and the Circulation of Cultural Value, Harvard University Press, 2005. p.192 : « Every new prize is always already scandalous. The question is simply whether it will attract enough attention for this latent scandalousness to become manifest in the public sphere ».

« Sisyphe » par Tiziano Vecellio dit Titien 1548-1549 Madrid. Museo del Prado.

Dans une série de billets inaugurant le programme de la Chaire de recherche du Canada en architecture, concours et médiations de l’excellence (CRC-ACME), nous exposerons en quelques traits – qu’il s’agisse de 1000 mots ou d’une simple image et de sa légende – les principaux termes de nos activités de recherche pour les prochaines années. Puisque nous avons déjà consacré plusieurs textes à la question des concours (1), il semble approprié, pour ce premier billet, de contribuer à une définition des médiations de l’excellence : expression désignant essentiellement le phénomène des prix, constitué à la fois de l’ensemble des édifices primés et de tous les acteurs du phénomène. Mais quels sont ces agents de la médiation?

Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) résume l’excellence au « caractère de la chose ou de la personne qui correspond, presque parfaitement, à la représentation idéale de sa nature, de sa fonction ou qui manifeste une très nette supériorité dans tel ou tel domaine » (2). Autant dire que l’excellence – en architecture comme dans tous les domaines – est un idéal, un objectif, un horizon et non un point d’arrivée. Par contre, le CNRTL offre un résumé lapidaire de la médiation qui ne serait que le « fait de servir d’intermédiaire entre deux ou plusieurs choses » (3). À ce compte, tout serait potentiellement une médiation. Trop court, puisqu’il nous faudra distinguer, par exemple, les médiations en architecture des médiations en art.

Dans « L’art à l’épreuve de ses médiations », la sociologue Nathalie Heinich (5) nous rappelle qu’entre l’artiste et le spectateur, ou entre le texte et le lecteur, le jeu opère non pas à deux, mais à trois. Et les intermédiaires sont aussi divers que nombreux : commissaires, conservateurs, critiques, enseignants, philosophes, galeristes, marchands, assureurs, etc. Sans oublier toutes ces interfaces de médiation que constituent les revues, expositions, documentaires, monographies, etc. La définition de la médiation subit toutefois les aléas de l’histoire, puisqu’une étude sur les médiations architecturales en France dans les années 1980, publiée en 2000, insistait plutôt sur le rôle de la critique comme « première instance de jugement » (4) : rôle qui ne se confirme pas avec la même acuité dans tous les contextes, ni particulièrement dans le contexte canadien.

Si les édifices primés constituent des médiations de l’excellence (par excellence), on imagine que le phénomène commence bien avant la conception du projet, se poursuit avec la remise d’un prix, sans pour autant se clore avec la cérémonie. Les édifices primés, prix après prix, année après année, peuvent être considérés comme des éléments de réponse à une redéfinition constante de l’excellence, mais l’édifice qui aurait reçu le plus grand nombre de distinctions en 2019 ne pourrait prétendre se poser en définition absolue de l’excellence en 2020. L’architecture est bien une discipline historique et si tout édifice primé pointe en direction de l’excellence, il n’est qu’une étape dans une quête sans fin (pensons au mythe de Sisyphe).

Typhaine Moogin, dans une thèse de doctorat soutenue à Bruxelles en septembre 2019, s’est consacrée à l’étude des prix en plongeant « Dans la Médiation des prix » (5). Tout en renvoyant à l’ouvrage d’Antoine Hennion sur la « Passion musicale » (7), Moogin déploie une « réflexion sur les conditions de production d’un monde architectural » (8). Adoptant le pragmatisme sociologique d’Antoine Hennion, elle propose de redéfinir la médiation architecturale moins comme un dispositif que comme un espace : « Dans la mesure ou une distinction n’est pas tant une œuvre incarnant des idées architecturales, un instrument de domination d’une institution ou encore une marque de consécration des architectes, mais l’association – complexe et délicate – de tous ces éléments et d’autres choses encore : un espace particulier d’un réseau plus vaste encore qui – des objets et des savoirs aux personnes et à leur espace social – constitue l’architecture » (9).

Le programme de la CRC-ACME, en proposant de documenter, de revisiter et d’analyser les édifices primés au Canada – que ce soit pendant la prochaine décennie ou bien en remontant dans le temps –  vise à mieux comprendre, comme à mieux faire connaître, ces grands indicateurs de la plus haute qualité architecturale incarnées par les meilleures pratiques en architecture, urbanisme, architecture de paysage ou encore en design d’intérieur (best practices). Seul un grand réseau de chercheur pourra mener à bien une telle entreprise de connaissance.

Le CNRTL mentionne un usage insolite du vocable médiation, dans un domaine, l’astrologie, qu’un programme de recherche devrait sans doute hésiter à convoquer. En astrologie, le « midi » ou « médiation » serait le « moment de culmination d’un astre ». On lui préfèrera un terme en usage en médecine, en psychologie ou en philosophie : l’acmé. Synonyme de l’apogée, du point culminant, il peut désigner le point critique d’une maladie, ou le plus haut degré d’influence d’une théorie. Il nous intéressera d’autant plus qu’il forme l’acronyme ACME ou « architecture, concours et médiations de l’excellence ». Ce qui ne dit pas que la recherche de l’excellence serait une pathologie, mais certainement une habitude à encourager très tôt dans la formation des architectes.

Jean-Pierre Chupin, 8 octobre 2019.

Notes :

  • (1) Chupin, Jean-Pierre, Cucuzzella, Carmela and Bechara Helal (Edited by), Architecture Competitions and the Production of Culture, Quality and Knowledge (An International Inquiry), Montréal, Potential Architecture Books, 2015. (ISBN 978-0-9921317-0-8). http://potentialarchitecturebooks.com/pac001/
  • (2) Voir https://www.cnrtl.fr/definition/excellence  (page consultée le 6 octobre 2019).
  • (3) Voir https://www.cnrtl.fr/definition/médiations (page consultée le 6 octobre 2019).
  • (4) Devillard, Valérie, Architecture et communication : les médiations architecturales dans les années 80, L.G.D.J. Éditions Panthéon-Assas, Paris, 2000. p. 279.
  • (5) Moogin, Typhaine, Dans la médiation des prix. Réflexion sur les conditions de production d’un monde architectural, thèse soutenue à l’Université Libre de Bruxelles (Faculté d’architecture La Cambre-Horta) le vendredi 13 septembre 2019.
  • (6) Heinich, Nathalie, Faire voir. L’art à l’épreuve de ses médiations, Les impressions nouvelles, Bruxelles, 2009.
  • (7) Hennion, Antoine, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métailié, Paris (1993).
  • (8) Moogin, Ibid.
  • (9) Moogin, Ibid. p. 74.