[ BILLETS SCIENTIFIQUES SUR L'ARCHITECTURE, LES CONCOURS ET LES MÉDIATIONS DE L'EXCELLENCE ]
QUI SONT LES CLIENTS DANS UN PROCESSUS DE CONCOURS EN ARCHITECTURE?
Jean-Pierre Chupin, 26 octobre 2019
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Jury du concours du Plateau Beaubourg, 1971. De gauche à droite : Oscar Niemeyer, Frank Francis, Jean Prouvé, Emile Aillaud, Philip Johnson, et Willem Sandbergar

Un argument favori des opposants les plus farouches aux concours d’architecture repose sur l’importance de la relation d’écoute, voire de connivence, entre les architectes et leurs clients. Les concours auraient pour effet néfaste de s’interposer, empêchant la recherche d’un équilibre entre les attentes des uns et les propositions des autres. Dans cette représentation de la démarche – pourtant démentie par la longue histoire des concours – le client serait en définitive largement absent.

Cette représentation, récurrente, mais biaisée, feint d’oublier que les interventions des clients jalonnent le processus : avant, pendant, après le concours. Avant, parce qu’il revient bien au client de formuler les termes d’une commande sous la forme d’un programme et de critères de qualité. Pendant, parce qu’il se trouve certainement des représentants du client dans le jury; nous y reviendrons. Après, parce que l’on peut aussi considérer qu’il lui revient légalement d’accepter ou de refuser le résultat : cette règle étant clairement inscrite en bonne place dans la majorité des règlements de concours.

L’énumération des représentations du client dans un concours est pourtant éloquente : le conseiller professionnel, la qualité des documents de concours, les membres du jury, les divers comités, les dispositifs de présentation publique, etc. On peut commencer par le conseiller professionnel, lequel peut effectuer toutes les actions nécessaires au nom du client, mais peut aussi limiter sa prestation à un service professionnel à son seul mandataire, au détriment de l’intérêt public. Prenons un exemple. La bibliothécaire en chef peut-elle être se considérer comme la seule cliente d’un concours pour une nouvelle bibliothèque publique? En toute logique citoyenne et démocratique, l’usager lambda de la bibliothèque, tout comme la ministre de la Culture seraient deux représentants tout aussi légitimes du client de la bibliothèque publique.

Dans cet enchevêtrement de responsabilités, typiques des espaces et des lieux publics, le client ne saurait être cantonné à l’une, ou à l’autre des extrémités de la chaîne décisionnelle et, paradoxalement, tous les membres des équipes en concours peuvent aussi se considérer comme des clients potentiels de l’édifice public à l’étude. C’est bien une capacité à anticiper les besoins – à comprendre les attentes des usagers – qui se profile derrière toute forme d’empathie architecturale.

Mais dans les faits, comme en théorie, l’entité qui se trouve au point nodal du principe même du concours, celle qui a non seulement le droit, mais le devoir de se comporter comme un client potentiel est tout simplement le « jury du concours ».

Il est étonnant de devoir rappeler à certains organisateurs, tant publics que privés, que le jury est par définition le représentant du public et que ce même jury doit être constitué pour justement incarner l’ensemble des représentations du client. Le jury est ce « client temporaire » auquel les équipes de conception soumettent leurs projets, en espérant que ce processus de jugement qualitatif collectif sera le plus équitable et représentatif possible de tous les intérêts en jeu. En d’autres termes, le jury est l’incarnation la plus proche d’un modèle idéal de l’entité complexe « client » d’un concours pour un édifice public.

Cela étant entendu, constituer un jury avec des élus est aussi risqué que d’introduire une ou un architecte dont le renom risque de mobiliser ou d’inhiber les débats. Il faudrait même systématiquement éviter que les élus, pourtant représentants légitimes du public, s’invitent et s’imposent dans un jury de concours : empêchant par leur représentativité apparemment indiscutable toute discussion et donc tout jugement collectif (1). En règle générale, les jurys sont composés de représentants de l’intérêt public, mais certaines règles de la concurrence considèrent que ni les élus ni les fonctionnaires ne devraient agir comme membre d’un jury, car ils peuvent être subordonnés aux intérêts politiques ou administratifs oubliant les besoins du grand public. L’histoire des concours est un mouvement lent et continu vers la reconnaissance démocratique de l’intérêt public : de la même manière que l’histoire d’Internet reflète les tensions entre communication transparente et propagande manipulatrice.

Dans une base de données de concours telle que le Catalogue des Concours Canadiens, la structure ontologique du programme informatique distingue plusieurs entités sous-jacentes au concept « individu ». On distingue par exemple le gestionnaire de projet, le mandataire, le conseiller professionnel, les membres du jury, les concepteurs, etc., mais dans cette liste on ne trouvera pas l’entité « client », en tant que tel pour toutes les raisons développées jusqu’à présent, car la logique d’un système informatique s’accommode mal des entités multiples.

Cette réflexion qui pourra paraître théorique ne signifie pas que les clients qui choisissent le processus du concours pour réaliser leurs projets reconnaissent aisément qu’ils participent à une entreprise collective : encore moins à la production de connaissances en architecturale. Ils leur arrivent parfois de considérer les concours comme un moyen de communiquer avec le grand public et il aujourd’hui fréquent de rencontrer des situations dans lesquelles un nouveau représentant du client, appelé « conseiller en communication », s’insinuera dans la chaine décisionnelle pour contrôler le message, bloquant parfois la diffusion des projets soumis, hormis le lauréat. Ce changement dans la manière dont les clients gèrent les concours est problématique, puisqu’un processus imaginé pour préserver la représentativité du public, comme la transparence, se transforme de nouveau en boîte noire (2). L’accessibilité à la compréhension publique d’un concours devient impossible lorsque les chargés de communication – des clients autant que des concepteurs – s’attachent à retenir l’information.

À l’heure où les informations – les vraisemblables comme les plus fausses – nous parviennent en temps réel, ce sont précisément ces caractères de transparence, de débat collectif et d’équité du concours qui déterminent sa capacité à accueillir l’ensemble des intérêts et des représentants du client.

Reste à savoir si ces intérêts sont mieux représentés dans un appel d’offres, là où le client se cache derrière les colonnes chiffrées – sans doute rassurantes –  des plus et des moins : le « moins-disant » étant, dans le cas d’un appel d’offres, le véritable nom du client.

Jean-Pierre Chupin

Notes :

  • (1) Pour rendre cela encore plus clair, et pour utiliser un cas extrême, il n’est pas rare de voir un client privé souhaitant lancer un concours s’étonner de ne pas être le seul membre habilité à juger des projets, comme il n’est pas rare de rencontrer certains élus se considérer comme les seuls représentants légitimes du public. Le poids du président français François Mitterand, dans le jugement discutable de certains grands concours des années 1980 à Paris, est désormais bien documenté et analysé depuis les célèbres critiques de François Chaslin (Les Paris de François Mitterrand : Histoire des grands projets architecturaux, Gallimard, Paris, 1985) jusqu’à l’ouvrage de Laurence Cossé sur La Grande Arche (Gallimard, Paris, 2016), doublement couronné du prix du Livre d’architecture et du prix François-Mauriac en 2016, sans oublier certaines thèses doctorales remarquablement documentées tel que celle de Loïse Lenne : « Le temps de l’évènement architectural. Fabrication et mise en scène de tours de bureaux et leurs quartiers : la City, la Défense, Francfort ». Thèse dirigée par Antoine Picon et Pierre Chabard, soutenue en juillet 2015, Université Paris-Est.
  • (2) Comme l’explique Emmanuel Caille, rédacteur en chef du journal français D’A (D’Architectures), dans un numéro spécial consacré aux concours que nous avions dirigé avec lui en avril 2013, les concours sont parfois perçus comme un élément essentiel des stratégies de communication des villes. (https://www.darchitectures.com/que-savons-nous-des-concours-a1158.html consulté le 26 octobre 2019.