[ BILLETS SCIENTIFIQUES SUR L'ARCHITECTURE, LES CONCOURS ET LES MÉDIATIONS DE L'EXCELLENCE ]
ROCOCO, DE FRANÇOIS CHASLIN : UN LIVRE D’ARCHITECTURE AMPLEMENT PRIMÉ POUR LA FORME ET LE FOND
Lucie Palombi, 12 novembre 2020
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Médaille d’Or dans la catégorie Design de Livre au European Design Award de Varsovie en 2019, lauréat de la sélection étudiante du Best Dutch Book Design 2018, et plus récemment auréolé du Prix du livre d’architecture remis par l’Académie d’Architecture en octobre 2019 (voir notre billet), le dernier livre de François Chaslin n’en finit pas d’être récompensé, en France comme à l’international.

Dans Rococo ou drôle d’oiseaux, publié aux Éditions Non Standard et modestement présenté par l’auteur comme un « divertissement », Chaslin revient tout en humour et poésie sur les récentes polémiques qui ont entouré la figure incontournable de Le Corbusier. Un résumé concis avertit le lecteur qu’il s’apprête à découvrir « L’affaire Le Corbusier vue par l’un de ses protagonistes, avec des considérations sur critique, plagiat, foutaise et délation » (1). Mais au-delà de l’amusement apparent et de la fable, la verve de Chaslin est aussi représentative d’une écriture de qualité en architecture, et son engagement sans doute emblématique d’une textualité propre à la discipline. Le texte peut d’ailleurs être compris tour à tour seul ou appuyé par les dessins de l’auteur, cachés entre les pages.

Mais que recherchent les membres des jurys des prix : le fond – le texte, l’horizon tropique, voire la qualité littéraire ? Ou bien la forme – le support physique, l’imprimé ponctué d’admirables dessins qui n’en finissent pas de nous émerveiller à mesure que l’on découpe le papier ?

Dans ce livre amplement primé, l’architecte-écrivain dépeint un univers disciplinaire peuplé de personnages hauts en couleurs, un petit monde où s’entrecroisent fiers coqs, corbeaux croâsseurs et coucous pillards. Pareil ouvrage se devait d’avoir un titre qui marque ; à « Prélude », François Chaslin a préféré « Drôles d’oiseaux », et pour cause : « Les libraires distraits ne le présenteraient pas à côté des vingt-quatre préludes de Chopin ni, pire encore, dans la rubrique architecture, cette discipline confidentielle reléguée dans un couloir obscur, près du cagibi des invendus » (2), en somme, « là où personne ne va jamais » (3). Les livres d’architecture paraissent mis à l’écart, en tout cas méconnus du grand public – personne ne semble lire les ouvrages rédigés par architectes ; tout au plus, sont-ils feuilletés.

Dans la vidéo de présentation de la publication, François Chaslin conseille non sans humour de ne pas lire son livre afin de pouvoir mieux en parler : « C’est une chose que j’ai découverte : on parle beaucoup mieux d’un livre si l’on ne l’a pas lu… c’est pourquoi on pourrait d’ailleurs inviter les gens à ne pas l’acheter et à ne pas le lire » (4). Pour aller plus loin, l’architecture n’aurait guère d’aura ni de sens sans le texte, comme le soulignait l’architecte et historien de l’architecture Jean-Louis Cohen lors de la remise de son doctorat honorifique à l’Université de Montréal, « L’écrit est déterminant pour la culture architecturale que constituent indissociablement les bâtiments et les livres imprimés, que ce soit des architectes ou des critiques » (5).

Aux yeux de François Chaslin, Rococo en tant que livre imprimé reste « un bel objet, mais pas un beau livre ; je n’aime pas tellement l’idée de beau livre, ni de livre-objet – ajoute l’auteur – c’est un sujet, c’est un livre qui a une personnalité » (6). Alors qu’il était réticent à l’idée d’ajouter les dessins d’oiseaux, susceptibles de venir commenter le texte et y injecter d’éventuelles ironies, Chaslin a finalement accepté l’idée de son éditrice en cachant les images dans les plis du livre : « On peut lire le texte sans jamais rencontrer un oiseau » (7).

Dès lors, reposons la question : Que valorisent les jurés des prix attribués à Rococo : les mots ou l’audace de la mise en page (8) ? Nous avions constaté, dans une précédente réflexion sur les Prix du Livre de l’Académie d’Architecture que c’est la dimension littéraire de l’ouvrage qui était visée, le jury ayant apprécié sa « forme littéraire, originale et humoristique » (10). Mais les intitulés des deux autres prix remportés par Rococo nous laissent présager que le « design » du livre est sans doute l’élément qui prévaut sur la textualité. Cette intuition serait confirmée par les critères annoncés du Best Dutch Book Design 2018 (notons qu’il s’agissait de la sélection étudiante) : « les 295 entrées ont été évaluées pour leurs qualités distinctives par un panel d’experts à la recherche d’un travail exceptionnel dans des aspects tels que le contenu, la conception, l’édition d’images, la typographie, le choix des matériaux, l’impression et la reliure » (10).

Finalement, en ce qui concerne le prix octroyé par le European Design Award de Varsovie en 2019, les critères s’attachent à trois domaines du visuel : « 1 – La qualité de conception, y compris d’utilisation d’images, de typographie ; 2 – La créativité, l’originalité et la qualité artistique ; 3 – La pertinence, la mesure dans laquelle le design répond à l’objectif spécifique pour lequel il a été conçu » (11). La qualité littéraire du livre de Chaslin serait secondaire à l’image et la composition. Constat qui fait écho aux observations de Pierre Chabard et Marilena Kourniati dans leur ouvrage Raisons d’écrire : « (…) du point de vue de la forme matérielle, les livres d’architectes privilégient l’articulation entre texte et images, entre discours et parcours ; du point de vue de la lecture, ils sont souvent moins lus que consultés, parcourus dans leur récit visuel. (…) En effet, plus qu’écrire des livres, les architectes savent fabriquer des objets éditoriaux hybrides qui ont la faculté de se transformer pour s’ajuster à des conditions perpétuellement changeantes » (12).