Place Ville Marie in Montréal (1955-62), Henry N. Cobb in his office (February 2019), the John Hancock Tower in Boston (1967-76)

Avec la disparition d’Henry N. Cobb le 2 mars 2020, l’architecture nord-américaine a perdu l’un de ses professionnels les plus respectés, tant pour ses réalisations que pour sa qualité humaine.

Né à Boston en 1926 et diplômé de la School of Design de l’Université de Harvard en 1947, il y a rencontré la pédagogie que Walter Gropius avait élaboré à partir de l’expérience du Bauhaus, ainsi que d’autres formes du discours modernes, des écrits de Le Corbusier aux aphorismes de Mies van der Rohe, qui affirmait que l’architecture devait se fonder sur « une éthique solide autant que sur une esthétique », conviction qu’il partagera. Gropius mettait l’accent sur le potentiel social des immeubles de grande hauteur, comme l’illustre la thèse de diplôme de Cobb pour un ensemble de tours d’habitation. L’un de ses instructeurs fut Ieoh Ming Pei, avec qui il créera plus tard à New York un cabinet d’architectes renommé.

J’ai rencontré Harry – c’est ainsi que tout le monde l’appelait- le 19 février 2019 dans son appartement du rez-de-chaussée d’un immeuble d’avant-guerre de la East 78th Street à Manhattan. Alors que je me préparais à recueillir ses souvenirs précis de son expérience dans son projet de Place Ville Marie à Montréal (1955-62), et à lui faire évoquer ses théories quant aux gratte-ciel, l’entrevue s’est transformée en une analyse comparative de la Place Ville Marie et de la tour John Hancock, construite plus tard à Boston (1967-76), et qui était l’édifice dont il était le plus fier, comme le montrent tous ses écrits. Il est vrai que, si la tour de Montréal n’a reçu aucune distinction, celle de Boston n’a remporté pas moins de cinq prix.

Tout au long de sa vie professionnelle, au cours de laquelle il a édifié de multiples immeubles en hauteur (1), Henry Cobb en a été soit le concepteur principal, soit un membre influent de leur équipe de concepteurs. Ces 18 tours ont reçu un total de 47 prix. Parmi ceux-ci, pas plus de 6 ont récompensé Cobb comme concepteur principal. Pour les 12 autres, il était le membre d’une équipe comprenant 2 architectes, à l’exception du Palazzo Lombardia à Milan, qui en comptait 4. Seuls 5 bâtiments parmi les 18 réalisés n’ont jamais reçu de prix : 3 dans la catégorie du projet en collaboration et 2 pour lesquels il était concepteur unique. Dans la catégorie des projets collaboratifs, la Banque de Chine sur Bryant Park à New York (2010-2016) a reçu un total de 9 prix. Dans la catégorie des bâtiments dont Harry était le concepteur unique, la tour John Hancock a reçu cinq prix. On se demande pourquoi l’ensemble Place Ville Marie, qui est devenu l’un des monuments les plus emblématiques de l’après-guerre à Montréal et dans l’ensemble du Canada, avec son volume cruciforme combinant plusieurs programmes, n’a jamais reçu aucun prix.

Ces deux édifices représentent chacun à leur manière des tournants dans la carrière de Cobb. Cependant, si l’on accepte la théorie qu’il en a lui-même proposé, ils ne peuvent pas être considérés comme des gratte-ciel, car ils ne génèrent pas vraiment une skyline et ne « grattent pas le ciel ». Curieusement, comme Harry Cobb l’a affirmé lors de l’interview de février 2019, la Place Ville Marie n’était pour lui qu’un « très grand bâtiment » (2). Le projet montréalais restait à ses yeux un bâtiment autoréférentiel, une entité autonome réglée par ses systèmes internes (3). En revanche, la tour John Hancock avait été façonnée par les éléments de son contexte historique délicat, en particulier la Trinity Church d’Henry Hobson Richardson.

La commande initiale du gratte-ciel John Hancock fut passée à Pei dans les années 1950, et il proposa alors un ensemble de deux édifices au droit de Copley Plaza. Après que le client ait rejeté ce projet en 1966, exigeant un seul objet sur le site, Cobb en a pris la responsabilité. Sa proposition initiale fut rejetée à l’unanimité dans un premier temps par les habitants du quartier, car elle ne tenait pas compte du contexte historique. Une fois le bâtiment réalisé, l’opinion publique de Boston se déchaîna contre lui, dès lors que les panneaux de façade en verre commencèrent à tomber l’un après l’autre. Il fallut une expertise juridique et technique complexe pour que la réputation de l’architecte soit lavée de toute faute.

Les premiers prix décernés au bâtiment portèrent moins sur la tour en tant que telle, que sur les matériaux utilisés et sur le parti d’urbanisme. Il a ainsi reçu le Prestressed Concrete Institute Award en 1973 et le prix annuel de l’autoroute et de son environnement pour le John Hancock Place Garage, en 1976 et pour son implantation dans le tissu urbain de Boston. En 1983, il a reçu la médaille Harleston Parker de la Boston Society of Architects, destinée aux architectes qui ont construit des monuments ou des bâtiments considérés comme les meilleurs objets architecturaux de Boston et de sa région métropolitaine. Si l’on considère que la réputation du bâtiment avait été entachée par le fiasco de la façade, on peut se demander si ces récompenses n’étaient pas surtout des compensations symboliques.

Pour revenir sur l’histoire de l’agence fondée en 1955, dont Pei, Cobb et James I. Freed étaient les associés fondateurs, la Place Ville Marie fut sans conteste le premier gratte-ciel érigé par le bureau, sous la responsabilité directe de Cobb, Pei étant alors mobilisé par des déplacements incessants liés à d’autres projets d’urbanisme. Au-delà de la répartition, des projets entre partenaires – Freed étant particulièrement engagé dans la conception des habitations – Pei s’est engagé dans la construction d’édifices culturels et d’ensembles de gratte-ciel – il a conçu par exemple les trois tours entourant une place de Society Hill à Philadelphie (1964) et celles de University Plaza à New York (1967), il est difficile de savoir si Cobb a été influencé par son aîné ou si c’est l’inverse. Il est cependant évident que les deux premiers modèles de Henry N. Cobb ont eu un rôle déterminant pour l’agence tout entière. Les tours de Montréal et de Boston ont ouvert la voie aux projets d’une équipe désormais légendaire, qui n’a cessé d’être distinguée.

Repose en paix, Henry N. Cobb.

Mandana Bafghinia.

  • 1) https://www.pcf-p.com/projects/type/tall-buildings/
  • 2) Henry N. Cobb, en conversation avec andana Bafghinia, New York, 19 février 2019.
  • 3) Henry N. Cobb, Henry N. Cobb: Words & Works 1948–2018: Scenes from a Life in Architecture. New York, The Monacelli Press, 2018.

Brochure touristique du Rockefeller Center (2018)
« The city architect can no more afford to neglect the roofs that continually spread out below him than the country architect can afford to neglect the planting about a house. » Raymond Hood (1)

Il ne reste que trois belvédères ou plateformes d’observation au sommet des gratte-ciels de New York. Ce sont, dans l’ordre chronologique : l’Empire State Building avec son sommet en gradins, le Rockefeller Center et le World Trade Center. Le Rockefeller Center est le seul ayant reçu deux prix d’excellence, indices de la reconnaissance particulière dont il bénéficie.

La plateforme d’observation (Observation Roof) a fermé ses portes en 1986 pour rouvrir en 2005 à l’enseigne du « Top of the Rock » (le sommet du Rock). En 2006, l’Agence Gabellini et Sheppard Associates a reçu deux prix de l’American Institute of Architects : un prix pour la rénovation de l’ensemble de la promenade, du rez-de-chaussée au sommet de l’édifice et un prix récompensant la dimension patrimoniale du projet. Afin de comprendre la raison pour laquelle ce bâtiment a été deux fois primé, un regard rétrospectif sur l’histoire de cet illustre édifice, conçu par Raymond Hood et ses associés, n’est pas superflu.

Construit entre 1930 et 1939, à l’initiative de John D. Rockefeller, le Rock fut un évènement en soi pendant la Grande Dépression. Plus qu’un simple édifice, c’est une véritable « ville en vase clos ». Pour comprendre les stratégies et les tactiques qui ont modelé son image, il faut aller de haut en bas, en suivant l’expression de Harvey Wiley Corbett, pour qui il s’agissait aussi de concevoir les tours en commençant par leur sommet. La chronologie de ce texte commence donc également par la fin, retraçant les évènements qui ont donné lieu à ce que l’on désigne aujourd’hui par l’expérience du « Top of the Rock ».

Au début de l’année 2000, Tishman Speyer a lancé un concours entre deux agences pour la rénovation de sommet du Rock, remporté par Gabellini et Sheppard devant l’immense compagnie Disney World. Si cette dernière était plus réputée pour ses attractions touristiques c’est l’expertise en rénovation patrimoniale qui l’a emporté. Le jour de la présentation, Shepard a d’ailleurs choisi d’exposer les dessins au 67eme étage, au milieu des systèmes mécaniques et des conduits techniques. Un organisateur de combats de boxe avait aussi installé son « penthouse » à l’emplacement de l’actuelle « Weather Room ».

À l’étonnement général Tishman Speyer avait pourtant d’abord choisi Disney. Il fallu attendre près de six mois, pour que Rob Speyer, directeur général de la société et copropriétaire du Rockefeller Center avec la famille Crown de Chicago, revisent leur décision et couronnent Gabellini et Sheppard, rappelant si besoin était que le Rockefeller Center reste moins le symbole d’une attraction que la grandeur d’une famille.

Les dessins présentés par Gabellini et Shepard définissaient trois zones principales : le hall principal, la mezzanine et le sommet.  En voulant « faire du hall principal une destination » (2) : les niveaux inférieurs du hall des années 1930 ressemblaient à un paquebot de luxe. En organisant les entrées sur la place et dans le bâtiment, Hood avait pourtant créé un mouvement circulaire générant une action gravitant à la manière d’une toupie. En 2005, Gabellini et Shephard ont ajouté une nouvelle entrée sur la Cinquième Avenue. Ils ont aménagé les bureaux pour former un hall d’accueil, combiné à un atrium à triple hauteur. Le mouvement rythmique initial s’est transformé en une entrée d’escalier elliptique traversant d’immenses lustres en cristal, comme si le bâtiment se retournait sur lui-même.

Le principe du « numéro 27 » proposé par Hood en 1930, voulait que « le prix de la hauteur réside dans les exigences d’une circulation verticale efficace » (3). Il réduisit les cages d’ascenseur « (…) à 27 pieds du centre du bâtiment pour éliminer tous les coins sombres » (4). Il s’agissait de retrouver « (…) la forme sculpturale instinctive du bâtiment ».  C’est dans cet esprit que dans le projet de Gabellini et Sheppard, chaque cage d’ascenseur se trouve identifiée par une lumière bleue. Celle-ci est conçue comme une capsule temporelle projetée sur 65 étages à travers la cage d’ascenseur originale. (5)

Comme l’a souligné Daniel Okrent : « Le toit était incontestablement une entreprise commerciale” » (6). Hood l’avait bien identifié comme l’un des éléments principaux de la conception de la ville idéale. Mais un autre aspect crucial du projet initial consistait dans la création de points de vue. Si les toitures du bâtiment achevé en 1933 ressemblaient à un paquebot, la notion de « promenade » était plus que suggérée. En 2005, la nouvelle conception du sommet s’appuiera de fait sur différents appareils d’optique : les cadres fragmentés entre les sections extérieures et intérieures formant de « grandes terrasses panoramiques ». La façade d’origine du bâtiment se trouve désormais protégée par de grands panneaux en verre transparent.

En tant qu’urbanisme hédoniste de la congestion (7), ce gratte-ciel a contribué à deux importantes transformations : d’une part, en introduisant une forme qui, selon Carol Willis, va briser le moule encore frais des gratte-ciels du Chrysler et de l’Empire State Building. D’autre part en offrant une expérience de loisir doublée d’un propos éducatif. Le « Top of the Rock » ne se limite pas à un point d’observation entouré de barres de métal, comme le sommet de l’Empire State Building, ni littéralement enclos comme le World Trade Center. C’est un phare rehaussé, orné de cristaux cherchant à refléter le ciel. Sa position permet de découvrir Central Park et offre une vue unique sur les sommets environnants des gratte-ciels de Manhattan. Si, en 1939 et donc en pleine Dépression, plus de 1,3 million de visiteurs se rendirent sur la plateforme d’observation, plus de deux millions de visiteurs ont accédé au « Top of the Rock » en 2019.

Les multiples paramètres et variables de l’équation économique peuvent sans doute stimuler certaines décisions de conception et modifier la forme des édifices, mais l’excellence n’est pas une question de budget et d’attractivité touristique, comme le soutenait la proposition de Disney. Elle serait plutôt question de culture et d’expérience du skyline, comme en témoigne le projet actuel. La préservation du patrimoine et des monuments reste une priorité essentielle, même lorsque les changements sont minimes ou, comme Kimberly Sheppard l’a très bien résumé, un seul changement, même modeste, mérite un prix dans un tel contexte. (8)

Et en 1939, quand Hugh Ferriss se reposa au petit matin, sur un des parapets du Rock, il put enfin admirer sa « métropole du futur », celle de 1929, s’élever sur l’horizon. (9)

Mandana Bafghinia

  • 1) Raymond Hood, personal writings, quoted by Alan Balfour in Rockefeller Center: Architecture as Theater. New York; Montréal: McGraw-Hill, 1978. p. 49.
  • 2) Daniel Okrent. Great Fortune: The Epic of Rockefeller Center. Penguin Books, 2004, p. 354.
  • 3) Carol Willis. Form Follows Finance: Skyscrapers and Skylines in New York and Chicago. New York: Princeton Architectural Press, 1995, p. 102.
  • 4) Daniel Okrent. Great Fortune, 357.
  • 5) Gabellini and Sheppard Associates. AIA New York State Convention. Grand Hyatt, New York, October 6, 2007.
  • 6) Daniel Okrent. Great Fortune, p. 354
  • 7) Rem Koolhaas. Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan. New York: Oxford University Press, 1978.
  • 8) Interview with Kimberly Sheppard. 19/02/2019
  • 9) Hugh Ferris. The Metropolis of Tomorrow. New York: Ives Washburn, 1929.