Brochure touristique du Rockefeller Center (2018)
« The city architect can no more afford to neglect the roofs that continually spread out below him than the country architect can afford to neglect the planting about a house. » Raymond Hood (1)

Il ne reste que trois belvédères ou plateformes d’observation au sommet des gratte-ciels de New York. Ce sont, dans l’ordre chronologique : l’Empire State Building avec son sommet en gradins, le Rockefeller Center et le World Trade Center. Le Rockefeller Center est le seul ayant reçu deux prix d’excellence, indices de la reconnaissance particulière dont il bénéficie.

La plateforme d’observation (Observation Roof) a fermé ses portes en 1986 pour rouvrir en 2005 à l’enseigne du « Top of the Rock » (le sommet du Rock). En 2006, l’Agence Gabellini et Sheppard Associates a reçu deux prix de l’American Institute of Architects : un prix pour la rénovation de l’ensemble de la promenade, du rez-de-chaussée au sommet de l’édifice et un prix récompensant la dimension patrimoniale du projet. Afin de comprendre la raison pour laquelle ce bâtiment a été deux fois primé, un regard rétrospectif sur l’histoire de cet illustre édifice, conçu par Raymond Hood et ses associés, n’est pas superflu.

Construit entre 1930 et 1939, à l’initiative de John D. Rockefeller, le Rock fut un évènement en soi pendant la Grande Dépression. Plus qu’un simple édifice, c’est une véritable « ville en vase clos ». Pour comprendre les stratégies et les tactiques qui ont modelé son image, il faut aller de haut en bas, en suivant l’expression de Harvey Wiley Corbett, pour qui il s’agissait aussi de concevoir les tours en commençant par leur sommet. La chronologie de ce texte commence donc également par la fin, retraçant les évènements qui ont donné lieu à ce que l’on désigne aujourd’hui par l’expérience du « Top of the Rock ».

Au début de l’année 2000, Tishman Speyer a lancé un concours entre deux agences pour la rénovation de sommet du Rock, remporté par Gabellini et Sheppard devant l’immense compagnie Disney World. Si cette dernière était plus réputée pour ses attractions touristiques c’est l’expertise en rénovation patrimoniale qui l’a emporté. Le jour de la présentation, Shepard a d’ailleurs choisi d’exposer les dessins au 67eme étage, au milieu des systèmes mécaniques et des conduits techniques. Un organisateur de combats de boxe avait aussi installé son « penthouse » à l’emplacement de l’actuelle « Weather Room ».

À l’étonnement général Tishman Speyer avait pourtant d’abord choisi Disney. Il fallu attendre près de six mois, pour que Rob Speyer, directeur général de la société et copropriétaire du Rockefeller Center avec la famille Crown de Chicago, revisent leur décision et couronnent Gabellini et Sheppard, rappelant si besoin était que le Rockefeller Center reste moins le symbole d’une attraction que la grandeur d’une famille.

Les dessins présentés par Gabellini et Shepard définissaient trois zones principales : le hall principal, la mezzanine et le sommet.  En voulant « faire du hall principal une destination » (2) : les niveaux inférieurs du hall des années 1930 ressemblaient à un paquebot de luxe. En organisant les entrées sur la place et dans le bâtiment, Hood avait pourtant créé un mouvement circulaire générant une action gravitant à la manière d’une toupie. En 2005, Gabellini et Shephard ont ajouté une nouvelle entrée sur la Cinquième Avenue. Ils ont aménagé les bureaux pour former un hall d’accueil, combiné à un atrium à triple hauteur. Le mouvement rythmique initial s’est transformé en une entrée d’escalier elliptique traversant d’immenses lustres en cristal, comme si le bâtiment se retournait sur lui-même.

Le principe du « numéro 27 » proposé par Hood en 1930, voulait que « le prix de la hauteur réside dans les exigences d’une circulation verticale efficace » (3). Il réduisit les cages d’ascenseur « (…) à 27 pieds du centre du bâtiment pour éliminer tous les coins sombres » (4). Il s’agissait de retrouver « (…) la forme sculpturale instinctive du bâtiment ».  C’est dans cet esprit que dans le projet de Gabellini et Sheppard, chaque cage d’ascenseur se trouve identifiée par une lumière bleue. Celle-ci est conçue comme une capsule temporelle projetée sur 65 étages à travers la cage d’ascenseur originale. (5)

Comme l’a souligné Daniel Okrent : « Le toit était incontestablement une entreprise commerciale” » (6). Hood l’avait bien identifié comme l’un des éléments principaux de la conception de la ville idéale. Mais un autre aspect crucial du projet initial consistait dans la création de points de vue. Si les toitures du bâtiment achevé en 1933 ressemblaient à un paquebot, la notion de « promenade » était plus que suggérée. En 2005, la nouvelle conception du sommet s’appuiera de fait sur différents appareils d’optique : les cadres fragmentés entre les sections extérieures et intérieures formant de « grandes terrasses panoramiques ». La façade d’origine du bâtiment se trouve désormais protégée par de grands panneaux en verre transparent.

En tant qu’urbanisme hédoniste de la congestion (7), ce gratte-ciel a contribué à deux importantes transformations : d’une part, en introduisant une forme qui, selon Carol Willis, va briser le moule encore frais des gratte-ciels du Chrysler et de l’Empire State Building. D’autre part en offrant une expérience de loisir doublée d’un propos éducatif. Le « Top of the Rock » ne se limite pas à un point d’observation entouré de barres de métal, comme le sommet de l’Empire State Building, ni littéralement enclos comme le World Trade Center. C’est un phare rehaussé, orné de cristaux cherchant à refléter le ciel. Sa position permet de découvrir Central Park et offre une vue unique sur les sommets environnants des gratte-ciels de Manhattan. Si, en 1939 et donc en pleine Dépression, plus de 1,3 million de visiteurs se rendirent sur la plateforme d’observation, plus de deux millions de visiteurs ont accédé au « Top of the Rock » en 2019.

Les multiples paramètres et variables de l’équation économique peuvent sans doute stimuler certaines décisions de conception et modifier la forme des édifices, mais l’excellence n’est pas une question de budget et d’attractivité touristique, comme le soutenait la proposition de Disney. Elle serait plutôt question de culture et d’expérience du skyline, comme en témoigne le projet actuel. La préservation du patrimoine et des monuments reste une priorité essentielle, même lorsque les changements sont minimes ou, comme Kimberly Sheppard l’a très bien résumé, un seul changement, même modeste, mérite un prix dans un tel contexte. (8)

Et en 1939, quand Hugh Ferriss se reposa au petit matin, sur un des parapets du Rock, il put enfin admirer sa « métropole du futur », celle de 1929, s’élever sur l’horizon. (9)

Mandana Bafghinia

  • 1) Raymond Hood, personal writings, quoted by Alan Balfour in Rockefeller Center: Architecture as Theater. New York; Montréal: McGraw-Hill, 1978. p. 49.
  • 2) Daniel Okrent. Great Fortune: The Epic of Rockefeller Center. Penguin Books, 2004, p. 354.
  • 3) Carol Willis. Form Follows Finance: Skyscrapers and Skylines in New York and Chicago. New York: Princeton Architectural Press, 1995, p. 102.
  • 4) Daniel Okrent. Great Fortune, 357.
  • 5) Gabellini and Sheppard Associates. AIA New York State Convention. Grand Hyatt, New York, October 6, 2007.
  • 6) Daniel Okrent. Great Fortune, p. 354
  • 7) Rem Koolhaas. Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan. New York: Oxford University Press, 1978.
  • 8) Interview with Kimberly Sheppard. 19/02/2019
  • 9) Hugh Ferris. The Metropolis of Tomorrow. New York: Ives Washburn, 1929.

« Sisyphe » par Tiziano Vecellio dit Titien 1548-1549 Madrid. Museo del Prado.

Dans une série de billets inaugurant le programme de la Chaire de recherche du Canada en architecture, concours et médiations de l’excellence (CRC-ACME), nous exposerons en quelques traits – qu’il s’agisse de 1000 mots ou d’une simple image et de sa légende – les principaux termes de nos activités de recherche pour les prochaines années. Puisque nous avons déjà consacré plusieurs textes à la question des concours (1), il semble approprié, pour ce premier billet, de contribuer à une définition des médiations de l’excellence : expression désignant essentiellement le phénomène des prix, constitué à la fois de l’ensemble des édifices primés et de tous les acteurs du phénomène. Mais quels sont ces agents de la médiation?

Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) résume l’excellence au « caractère de la chose ou de la personne qui correspond, presque parfaitement, à la représentation idéale de sa nature, de sa fonction ou qui manifeste une très nette supériorité dans tel ou tel domaine » (2). Autant dire que l’excellence – en architecture comme dans tous les domaines – est un idéal, un objectif, un horizon et non un point d’arrivée. Par contre, le CNRTL offre un résumé lapidaire de la médiation qui ne serait que le « fait de servir d’intermédiaire entre deux ou plusieurs choses » (3). À ce compte, tout serait potentiellement une médiation. Trop court, puisqu’il nous faudra distinguer, par exemple, les médiations en architecture des médiations en art.

Dans « L’art à l’épreuve de ses médiations », la sociologue Nathalie Heinich (5) nous rappelle qu’entre l’artiste et le spectateur, ou entre le texte et le lecteur, le jeu opère non pas à deux, mais à trois. Et les intermédiaires sont aussi divers que nombreux : commissaires, conservateurs, critiques, enseignants, philosophes, galeristes, marchands, assureurs, etc. Sans oublier toutes ces interfaces de médiation que constituent les revues, expositions, documentaires, monographies, etc. La définition de la médiation subit toutefois les aléas de l’histoire, puisqu’une étude sur les médiations architecturales en France dans les années 1980, publiée en 2000, insistait plutôt sur le rôle de la critique comme « première instance de jugement » (4) : rôle qui ne se confirme pas avec la même acuité dans tous les contextes, ni particulièrement dans le contexte canadien.

Si les édifices primés constituent des médiations de l’excellence (par excellence), on imagine que le phénomène commence bien avant la conception du projet, se poursuit avec la remise d’un prix, sans pour autant se clore avec la cérémonie. Les édifices primés, prix après prix, année après année, peuvent être considérés comme des éléments de réponse à une redéfinition constante de l’excellence, mais l’édifice qui aurait reçu le plus grand nombre de distinctions en 2019 ne pourrait prétendre se poser en définition absolue de l’excellence en 2020. L’architecture est bien une discipline historique et si tout édifice primé pointe en direction de l’excellence, il n’est qu’une étape dans une quête sans fin (pensons au mythe de Sisyphe).

Typhaine Moogin, dans une thèse de doctorat soutenue à Bruxelles en septembre 2019, s’est consacrée à l’étude des prix en plongeant « Dans la Médiation des prix » (5). Tout en renvoyant à l’ouvrage d’Antoine Hennion sur la « Passion musicale » (7), Moogin déploie une « réflexion sur les conditions de production d’un monde architectural » (8). Adoptant le pragmatisme sociologique d’Antoine Hennion, elle propose de redéfinir la médiation architecturale moins comme un dispositif que comme un espace : « Dans la mesure ou une distinction n’est pas tant une œuvre incarnant des idées architecturales, un instrument de domination d’une institution ou encore une marque de consécration des architectes, mais l’association – complexe et délicate – de tous ces éléments et d’autres choses encore : un espace particulier d’un réseau plus vaste encore qui – des objets et des savoirs aux personnes et à leur espace social – constitue l’architecture » (9).

Le programme de la CRC-ACME, en proposant de documenter, de revisiter et d’analyser les édifices primés au Canada – que ce soit pendant la prochaine décennie ou bien en remontant dans le temps –  vise à mieux comprendre, comme à mieux faire connaître, ces grands indicateurs de la plus haute qualité architecturale incarnées par les meilleures pratiques en architecture, urbanisme, architecture de paysage ou encore en design d’intérieur (best practices). Seul un grand réseau de chercheur pourra mener à bien une telle entreprise de connaissance.

Le CNRTL mentionne un usage insolite du vocable médiation, dans un domaine, l’astrologie, qu’un programme de recherche devrait sans doute hésiter à convoquer. En astrologie, le « midi » ou « médiation » serait le « moment de culmination d’un astre ». On lui préfèrera un terme en usage en médecine, en psychologie ou en philosophie : l’acmé. Synonyme de l’apogée, du point culminant, il peut désigner le point critique d’une maladie, ou le plus haut degré d’influence d’une théorie. Il nous intéressera d’autant plus qu’il forme l’acronyme ACME ou « architecture, concours et médiations de l’excellence ». Ce qui ne dit pas que la recherche de l’excellence serait une pathologie, mais certainement une habitude à encourager très tôt dans la formation des architectes.

Jean-Pierre Chupin, 8 octobre 2019.

Notes :

  • (1) Chupin, Jean-Pierre, Cucuzzella, Carmela and Bechara Helal (Edited by), Architecture Competitions and the Production of Culture, Quality and Knowledge (An International Inquiry), Montréal, Potential Architecture Books, 2015. (ISBN 978-0-9921317-0-8). http://potentialarchitecturebooks.com/pac001/
  • (2) Voir https://www.cnrtl.fr/definition/excellence  (page consultée le 6 octobre 2019).
  • (3) Voir https://www.cnrtl.fr/definition/médiations (page consultée le 6 octobre 2019).
  • (4) Devillard, Valérie, Architecture et communication : les médiations architecturales dans les années 80, L.G.D.J. Éditions Panthéon-Assas, Paris, 2000. p. 279.
  • (5) Moogin, Typhaine, Dans la médiation des prix. Réflexion sur les conditions de production d’un monde architectural, thèse soutenue à l’Université Libre de Bruxelles (Faculté d’architecture La Cambre-Horta) le vendredi 13 septembre 2019.
  • (6) Heinich, Nathalie, Faire voir. L’art à l’épreuve de ses médiations, Les impressions nouvelles, Bruxelles, 2009.
  • (7) Hennion, Antoine, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métailié, Paris (1993).
  • (8) Moogin, Ibid.
  • (9) Moogin, Ibid. p. 74.