Pourquoi rédiger des fictions lorsqu’on est architecte ? Si le rôle des professionnels en architecture n’est pas, a priori, d’écrire des histoires, certains d’entre eux ont un rapport privilégié à la littérature. C’est le cas de Sergio Morales, architecte québécois, et de Pierre Blondel, architecte belge. Le premier est le co-fondateur de l’agence montréalaise Chevalier Morales Architectes. Le second a créé l’atelier Pierre Blondel Architectes, basé à Ixelles. Nous sommes partis à leur rencontre afin de mieux comprendre la place qu’occupe l’écriture dans leur pratique de concepteurs (1).

Praticiens et enseignants, ils ont pour point commun de prendre la plume pour élargir les limites de la représentation en architecture. Tous deux font habiter leurs projets par des personnages de fiction, notamment en situation de concours. Quand Sergio Morales convoque Nadia Comaneci et fait revivre Jean Drapeau et Youri Gagarine dans le concours pour le Planétarium de Montréal en 2008, Pierre Blondel invente une histoire entre trois personnages – Lucie, Marc et Simon – qui fréquentent trois bâtiments qu’il conçoit. Cette nouvelle a pour cadre la difficile commande d’un centre de prostitution en même temps que deux immeubles de logements sociaux en Belgique. Elle a d’ailleurs donné son titre à l’ouvrage L.M.S. et autres nouvelles, paru en 2011 aux Éditions Fourre-Tout de Liège, suivi en 2019 de Professeur Toumani Inc, aux Éditions Ercée de Bruxelles. En outre, chacun de nos architectes est le rédacteur principal des textes de projet de son bureau. Pour Sergio Morales, il y a « plusieurs voix dans une qui passe à travers une plume ». Pour Pierre Blondel, ce travail « en retrait » est nécessaire au bon équilibre de l’architecte. Tous deux aussi ont été lauréats, de part et d’autre de l’océan, d’un concours pour une institution littéraire – une « maison » de la littérature au Québec ou un « musée » de la littérature en Belgique.

La Maison de la Littérature de l’Institut canadien de Québec « touche particulièrement » Sergio Morales, dans la mesure où elle apportait « un programme nouveau ». Il s’agissait pour l’architecte de témoigner des multiples formes que pouvait prendre la littérature à l’époque du concours, en 2011 : « On voulait intéresser les jeunes avec tout ce qui se fait dans le monde plus actuel de la littérature, que ce soit les poèmes sur Twitter (…). Il y a de l’écrit partout, pas seulement dans de grandes œuvres du XIXème siècle ou du début du XXème siècle ici ». Pierre Blondel témoigne aussi de son enthousiasme pour le programme de ce concours d’Archives et Musée de la Littérature, entamé en 2006, « une chose particulière », qui a marqué le début des fictions autour de ses projets : « C’est mon entrée, si je puis dire, dans l’écriture. J’aime beaucoup lire, mais je n’avais jamais écrit avant ». Blondel a ainsi associé à chaque pièce de l’édifice en projet une histoire courte. Il en a proposé une lecture à l’occasion de l’oral du concours : « Il y avait même un épilogue au concours qui décrivait le bâtiment vingt ou trente ans plus tard, une fois construit. Finalement, la littérature n’existant plus ou n’ayant plus aucun intérêt, on décidait de retransformer l’entrée en hall d’accueil pour un grand mall qui allait être construit plus tard ».

Quelles sont alors les raisons qui ont poussé nos deux architectes à poursuivre cette écriture fictionnelle, prenant pour cadre leurs bâtiments à venir ? Pierre Blondel les expose dès l’introduction de L.M.S. et autres nouvelles. Les mots lui permettent de décrire l’espace sous une forme qui privilégie l’usage, autorise l’introduction de sons et d’odeurs, insuffle de la légèreté dans une profession marquée par les lourdeurs administratives et le poids des responsabilités. Ils l’autorisent à défier le temps, en faisant vivre le projet alors même que le chantier n’a pas commencé. Il ajoute qu’il y a « une vertu presque « psychanalytique » : j’écris sur les choses quand elles me dépassent vraiment. Quand je commençais à travailler sur la religion et la boxe, ça me dépassait complétement. Et alors la littérature vient – et la littérature, c’est une échappatoire ». Toutefois, l’architecte belge insiste : le texte de fiction, qu’il commence le plus souvent à rédiger au début de la conception, n’a pas de lien direct avec la configuration du projet : « L’architecture est toujours une sorte de mystère : on se demande pourquoi on fait de l’architecture et comment est-ce qu’on arrive à en faire. (…) Beaucoup de gens m’ont dit : « Ah oui c’est formidable, pour vous la littérature, c’est un outil de conception architectural ». Non ! Malheureusement, non ». La conception du projet va souvent plus vite que l’histoire elle-même. Ce ne sont finalement que quelques « petits liens », quelques « petites connexions » qui s’opèrent du texte au projet. Le seul cas où l’écriture peut avoir cette valeur opératoire est, selon Pierre Blondel, la situation de blocage pédagogique. Demander à un étudiant dans une impasse de « raconter une histoire » peut l’aider à avancer dans le processus du projet.

L’écriture occupe une place différente dans la projection pour Sergio Morales. Elle est au contraire un « outil de conception » à part entière, « une réelle force motrice dans le projet ». L’activité de rédaction est concomitante, voire intrinsèque au dessein : « Le discours du projet – et c’est une chose qui pour moi est devenue évidente – s’écrit en même temps que le projet ». Il insiste : « Il n’y a pas le discours avant, puis le projet après ». En outre, cette écriture qui transforme le projet est un narratif toujours en mouvement : « Des fois, il peut s’écrire après, dans la rétrospection – on réécrit le discours ». L’architecte « image » autant le projet qu’il l’écrit. Le texte constitue de fait « une façon d’approcher le contexte qui est plus créative et imaginative, qui est celle d’aller comprendre, l’histoire les évènements, les accidents de nature émotionnelle qui teintent les lieux ». Les mots sculptent, la plume configure déjà le bâtiment en devenir : « L’écriture c’est comme un ouvre-boîte, ça sert à ouvrir le projet sur une lecture originale ». Levier aussi puissant que le croquis, l’image en trois dimensions ou la maquette, l’écriture en situation de concours garde selon Morales une certaine spécificité : « Pour cet exercice, il faut s’asseoir, réfléchir, organiser nos idées, s’assurer d’être clairs. Ça n’est pas vraiment une création littéraire, mais il y a quelque chose qui apparaît dans le texte qui nous nourrit ». Les personnages introduits dans les histoires de l’architecte sont autant de « voix à entendre », qui constituent la fonction première de l’écriture aux yeux de Sergio Morales, « celle d’un canal de transmission à l’objet, c’est-à-dire que ce qui est écrit au final, ce serait bien de pouvoir le lire dans l’immeuble ».

Quant à savoir si l’écriture architecturale est consciente d’elle-même, c’est-à-dire s’il existe une écriture teintée de spécificité disciplinaire en architecture, nos deux architectes restent prudents. Pierre Blondel considère que l’écriture fictionnelle est singulière dans la mesure où elle décharge l’architecte de responsabilités financières et juridiques : « L’écriture est une chose légère. Ça prend autant de temps que l’architecture – il faut relire cent fois – mais c’est différent ». Pourtant, il note que ses écrits ont bien quelque chose d’« architectural », leur structure relevant parfois de la composition picturale ou de la construction en miroir :  « Ce que j’ai remarqué – et ce que plusieurs personnes m’ont fait remarquer – c’est que beaucoup de nouvelles et d’histoires sont très fort « construites ». Par exemple, Berger, est une histoire composée avec plusieurs personnages et qui doit mener à un tableau final. C’est un écrit choral où chacun à sa part dans l’édifice et doit, à un moment donné, participer à ce que sera ce final ». Sergio Morales considère qu’il écrit des textes en architecture comme il écrirait des textes dits « littéraires » : « Je dirais que ça n’est pas une écriture architecturale proprement dite, c’est juste une fiction qui se construit et qui est nourrie par un projet en devenir ».

En réponse à notre question initiale – pourquoi rédiger des fictions lorsqu’on est architecte ? –  nous pourrions dire que si les architectes écrivent des fictions autour du projet d’architecture, c’est que celui-ci est déjà, par essence, fictionnel (2). Notre comparaison met en lumière deux manières d’aborder l’écriture en architecture. Du côté de Sergio Morales, on peut parler d’une écriture productrice et intrinsèque à l’exercice de l’architecture. Cette textualité s’adresse à certaines personnes qu’il faut convaincre, et pas uniquement par plaisir d’écrire. Véritable outil de conception, elle est opératoire et performative. Le texte reconfigure le bâtiment en train de se faire : on peut donc parler d’une écriture du projet. Du côté de Pierre Blondel, l’écriture est plus indépendante, accompagnante, voire parallèle à l’exercice du projet. Davantage écriture pour soi, elle participe d’un équilibre de l’architecte et ne suit pas la même temporalité que le projet en train de se tisser. Elle constitue une échappatoire, une prise de recul. Prescrite à un étudiant, elle a parfois le pouvoir de résoudre un blocage. L’écriture possède en outre son autonomie par rapports aux bâtiments en devenir, puisqu’elle existe sous la forme d’ouvrages édités – deux « édifices littéraires ». On parlera alors de l’écriture comme projet. Le statut de l’écriture en situation de concours reste à fixer. D’une manière générale, est-elle une fonction du concepteur, ou bien une activité annexe ? Existe-t-il des juxtapositions ou bien des collisions entre architecture et littérature ? Pour reprendre l’expression de Roland Barthes (3), l’architecte à la plume est-il plutôt un « écrivant » ou un « écrivain » (4) ?

  1. Les fragments de citations entre guillemets dans ce billet sont des retranscriptions des entrevues réalisées respectivement avec Sergio Morales et Pierre Blondel par Zoom au printemps 2021.
  2. Paradigme de tout projet selon Jean-Pierre Boutinet, le projet architectural est celui d’un objet à la fois réel et mental : « Tout édifice construit exprime d’une certaine façon la réalisation d’un projet ou au moins d’une intention qu’il s’est efforcé à une certaine époque de concrétiser. Le projet constitue donc le passage obligé vers la réalisation de l’œuvre architecturale. Cette dernière, une fois achevée est de son côté la traduction plus ou moins fidèle d’un ancien projet qui l’a anticipée mais n’existe plus », dans Anthropologie du projet, Presses Universitaires de France, Paris, 2012 (première édition 1990), p.189
  3. Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », dans Essais critiques, Seuil, 1964
  4. Voir la belle réflexion proposée par Jean-Louis Cohen à l’occasion d’une journée d’étude au Collège de France. Architecture et littérature : fiction, rhétorique et poétique, mai 2021 (rediffusion en ligne).

Médaille d’Or dans la catégorie Design de Livre au European Design Award de Varsovie en 2019, lauréat de la sélection étudiante du Best Dutch Book Design 2018, et plus récemment auréolé du Prix du livre d’architecture remis par l’Académie d’Architecture en octobre 2019 (voir notre billet), le dernier livre de François Chaslin n’en finit pas d’être récompensé, en France comme à l’international.

Dans Rococo ou drôle d’oiseaux, publié aux Éditions Non Standard et modestement présenté par l’auteur comme un « divertissement », Chaslin revient tout en humour et poésie sur les récentes polémiques qui ont entouré la figure incontournable de Le Corbusier. Un résumé concis avertit le lecteur qu’il s’apprête à découvrir « L’affaire Le Corbusier vue par l’un de ses protagonistes, avec des considérations sur critique, plagiat, foutaise et délation » (1). Mais au-delà de l’amusement apparent et de la fable, la verve de Chaslin est aussi représentative d’une écriture de qualité en architecture, et son engagement sans doute emblématique d’une textualité propre à la discipline. Le texte peut d’ailleurs être compris tour à tour seul ou appuyé par les dessins de l’auteur, cachés entre les pages.

Mais que recherchent les membres des jurys des prix : le fond – le texte, l’horizon tropique, voire la qualité littéraire ? Ou bien la forme – le support physique, l’imprimé ponctué d’admirables dessins qui n’en finissent pas de nous émerveiller à mesure que l’on découpe le papier ?

Dans ce livre amplement primé, l’architecte-écrivain dépeint un univers disciplinaire peuplé de personnages hauts en couleurs, un petit monde où s’entrecroisent fiers coqs, corbeaux croâsseurs et coucous pillards. Pareil ouvrage se devait d’avoir un titre qui marque ; à « Prélude », François Chaslin a préféré « Drôles d’oiseaux », et pour cause : « Les libraires distraits ne le présenteraient pas à côté des vingt-quatre préludes de Chopin ni, pire encore, dans la rubrique architecture, cette discipline confidentielle reléguée dans un couloir obscur, près du cagibi des invendus » (2), en somme, « là où personne ne va jamais » (3). Les livres d’architecture paraissent mis à l’écart, en tout cas méconnus du grand public – personne ne semble lire les ouvrages rédigés par architectes ; tout au plus, sont-ils feuilletés.

Dans la vidéo de présentation de la publication, François Chaslin conseille non sans humour de ne pas lire son livre afin de pouvoir mieux en parler : « C’est une chose que j’ai découverte : on parle beaucoup mieux d’un livre si l’on ne l’a pas lu… c’est pourquoi on pourrait d’ailleurs inviter les gens à ne pas l’acheter et à ne pas le lire » (4). Pour aller plus loin, l’architecture n’aurait guère d’aura ni de sens sans le texte, comme le soulignait l’architecte et historien de l’architecture Jean-Louis Cohen lors de la remise de son doctorat honorifique à l’Université de Montréal, « L’écrit est déterminant pour la culture architecturale que constituent indissociablement les bâtiments et les livres imprimés, que ce soit des architectes ou des critiques » (5).

Aux yeux de François Chaslin, Rococo en tant que livre imprimé reste « un bel objet, mais pas un beau livre ; je n’aime pas tellement l’idée de beau livre, ni de livre-objet – ajoute l’auteur – c’est un sujet, c’est un livre qui a une personnalité » (6). Alors qu’il était réticent à l’idée d’ajouter les dessins d’oiseaux, susceptibles de venir commenter le texte et y injecter d’éventuelles ironies, Chaslin a finalement accepté l’idée de son éditrice en cachant les images dans les plis du livre : « On peut lire le texte sans jamais rencontrer un oiseau » (7).

Dès lors, reposons la question : Que valorisent les jurés des prix attribués à Rococo : les mots ou l’audace de la mise en page (8) ? Nous avions constaté, dans une précédente réflexion sur les Prix du Livre de l’Académie d’Architecture que c’est la dimension littéraire de l’ouvrage qui était visée, le jury ayant apprécié sa « forme littéraire, originale et humoristique » (10). Mais les intitulés des deux autres prix remportés par Rococo nous laissent présager que le « design » du livre est sans doute l’élément qui prévaut sur la textualité. Cette intuition serait confirmée par les critères annoncés du Best Dutch Book Design 2018 (notons qu’il s’agissait de la sélection étudiante) : « les 295 entrées ont été évaluées pour leurs qualités distinctives par un panel d’experts à la recherche d’un travail exceptionnel dans des aspects tels que le contenu, la conception, l’édition d’images, la typographie, le choix des matériaux, l’impression et la reliure » (10).

Finalement, en ce qui concerne le prix octroyé par le European Design Award de Varsovie en 2019, les critères s’attachent à trois domaines du visuel : « 1 – La qualité de conception, y compris d’utilisation d’images, de typographie ; 2 – La créativité, l’originalité et la qualité artistique ; 3 – La pertinence, la mesure dans laquelle le design répond à l’objectif spécifique pour lequel il a été conçu » (11). La qualité littéraire du livre de Chaslin serait secondaire à l’image et la composition. Constat qui fait écho aux observations de Pierre Chabard et Marilena Kourniati dans leur ouvrage Raisons d’écrire : « (…) du point de vue de la forme matérielle, les livres d’architectes privilégient l’articulation entre texte et images, entre discours et parcours ; du point de vue de la lecture, ils sont souvent moins lus que consultés, parcourus dans leur récit visuel. (…) En effet, plus qu’écrire des livres, les architectes savent fabriquer des objets éditoriaux hybrides qui ont la faculté de se transformer pour s’ajuster à des conditions perpétuellement changeantes » (12).

Évolution des intitulés de prix d’excellence relatifs aux questions patrimoniales au Québec (2009-2019)

Que penser des prix d’excellence attribués aux transformations patrimoniales, en particulier dans le contexte québécois ?  À en croire la récurrence de ce genre de distinction dans le paysage contemporain des prix d’architecture, le patrimoine serait l’une des catégories canoniques de l’excellence architecturale. Malgré leur nombre, l’impressionnante variabilité de la nature des bâtiments récompensés par ces prix ne semble avoir d’égal que celle de leurs intitulés. Au Canada, les catégories jugées vont de la préservation à la conservation du patrimoine, en passant par la restauration, l’extension ou la rénovation comme on pourrait légitimement s’y attendre. Il est curieux, en revanche, de voir des notions qui semblent aussi éloignées du patrimoine que le recyclage, le développement durable, ou encore l’innovation récompenser l’intervention sur l’existant. Contrairement aux mentions que nous nommerons « programmatiques » qui récompensent des bâtiments aux fonctions spécifiques, ces prix « patrimoniaux » peuvent être accordés à tout type d’intervention architecturale, pour peu que celle-ci concerne un site construit, qu’il ait ou non une valeur historique.

Ce flou terminologique pourrait évoquer la célèbre conférence donnée par le philosophe du langage Ludwig Wittgenstein en 1932 à l’Université de Cambridge (1) à l’occasion de laquelle, en désespoir de parvenir à définir le terme de « jeu » d’après l’entièreté des productions qu’il recouvre, en venait à conclure que ce concept désigne moins une essence commune qu’un air de famille (family likeness). En effet, si l’entièreté des artefacts susceptibles de répondre à ce patronyme n’ont fondamentalement aucune caractéristique commune, elles se ressemblent bien de proche en proche : A ressemble à B, lequel, admet une autre caractéristique commune avec C, et ainsi de suite.  Autrement dit, les multiples productions de la discipline que l’on n’hésite pas à qualifier de « patrimoine » ont des rapports parfois aussi distendus que la définition même du mot et des différentes valeurs auxquelles il renvoie.

Bien connues des historiens, des restaurateurs et des architectes, ces valeurs ont été décrites pour la première fois en 1903 par Alois Reigl au sein d’un rapport commandé par la commission centrale des monuments historiques d’Autriche : le désormais célébrissime Culte moderne des monuments (2). Dans ce texte, Riegl distingue deux catégories de valeur attribuée aux monuments historiques et au patrimoine en général : les valeurs de « remémoration » (Erinnerungszerte) et les valeurs « de contemporanéité » (Gegenwartswerte). Pour Riegl, ces valeurs ne sont pas concurrentes et se superposent régulièrement. Sa décomposition reposait sur un objectif pragmatique et politique en ce qu’elle devait avant tout permettre de fonder une législation puis des recommandations en faveur de la restauration.

Cette distinction semble pourtant être à l’origine de la multiplication des intitulés chez les organismes qui se sont proposés de distribuer des prix et donc de catégoriser les projets récompensés. Par exemple, en 2009, L’Ordre des Architectes du Québec dissociait déjà la reconversion, incarnée par des prix dits du « recyclage » qui récompensait essentiellement la prise en compte valeur contemporaine utilitaire, de la conservation et la restauration qui renvoyaient plutôt aux valeurs de mémoire – valeur d’ancienneté et historique.

Bien que cette perception binaire des disciplines de la restauration ait semblé adéquate pour l’organisme jusqu’en 2015, l’intitulé de ses mentions semble en questionnement perpétuel. Dès 2013, le terme de « recyclage » passe au second plan pour désigner les interventions à haute valeur contemporaine utilitaire, mais se voit doublé d’une mention développement durable, qui récompense le même type d’édifice, à peu de choses près.

L’édition 2017 voit un bouleversement majeur au sein de ces catégories et cette division disparait au profit de la très neutre Mise en valeur du Patrimoine, attribué cette année-là à la rénovation de la salle Wilfrid-Pelletier par Atelier TAG + Jodoin Lamarre Pratte architectes en consortium. Le grand prix de l’OAQ sera décerné à la maison de la littérature de Québec, projet de l’agence Chevalier Morales dont la qualité patrimoniale est désormais attestée. Encensé par l’Ordre pour sa prise en compte du patrimoine religieux – plus encore que pour les qualités de son plan relatives à son programme – le projet a pourtant été primé dans la catégorie des bâtiments culturels. Parallèlement, la mention développement durable, récurrente depuis 2013, se muait en mention bâtiment écologique pour cette édition, récompensant notamment un projet de recyclage de bâtiment industriel sans démolition.

En 2020, l’OAQ conserve la catégorie Mise en valeur du patrimoine mais la divise en deux sous-groupes qui évoquent la distinction binaire ayant disparu depuis cinq ans : « conservation / restauration » et « conversion / expansion ». En associant ces mentions sous une même catégorie, l’organisme prend acte de la nécessaire conjonction des valeurs patrimoniales de remémoration et de contemporanéité. Si elles distinguent toujours des pratiques du projet dissemblables, elles accordent à toutes le qualificatif de « patrimonial ». Ce faisant, elles se rapprochent ainsi de la catégorisation proposée par Opération Patrimoine Montréal (anciennement Opération Patrimoine Architectural) qui ne récompense pas des œuvres en les catégorisant, mais récompense des pratiques comme le montrent les verbes d’action dans les intitulés des prix : « prendre soin », « redonner vie », « savoir-faire », « faire connaitre » et « agir ensemble » (3).

La fluctuation des mentions patrimoniales des prix que nous observons sur le cas des prix de l’Ordre des Architectes du Québec n’est que l’indice d’une problématique disciplinaire plus vaste : celle de la définition du patrimoine et de sa portée au sein du champ disciplinaire architectural. Si les pratiques de conservation et de restauration – voire d’extension ou de recyclage – sont aussi anciennes que la discipline, il est naturel que des vecteurs de normes représentant la profession les identifient et récompensent les productions contemporaines qu’ils jugent exemplaires. Néanmoins, il appert que certaines de ces productions n’ont absolument rien en commun, à l’image des éléments que l’on appelle « jeu » qu’observait Wittgenstein. Dès lors, en forçant leur inscription au sein d’un même taxon, ces prix participent à obscurcir une définition du patrimoine déjà protéiforme bien davantage qu’à l’éclairer comme ils pourraient le suggérer au premier abord.

  • (1) Marjorie Perloff, Wittgenstein’s ladder: poetic language and the strangeness of the ordinary (Chicago (Ill.) ; University of Chicago Press, 1996). p. 60
  • (2) Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments : son essence et sa genèse (Paris : Editions du Seuil, 1984).
  • (3) https://ville.montreal.qc.ca/operationpatrimoine/laureats/2019

Aurélien Catros

« Concours pour écoles primaires, Québec, 1964 ». En haut projet de Rosen, Caruso, Vecsei, en bas projet de Melvin Charney (voir Catalogue des Concours Canadiens).

Organisé par le gouvernement du Québec, le « concours provincial d’architecture pour les écoles primaires » fut lancé en pleine « révolution tranquille », sous le regard attentif des autorités religieuses jusqu’alors chargées de l’éducation. Les écoles traditionnelles devaient faire place à de nouvelles organisations spatiales et un vaste chantier pédagogique s’amorçait avec la publication du désormais célèbre « Rapport Parent » (1964). Ce qui est ressenti aujourd’hui comme la triste mémoire des lieux d’éducation dits « préfabriqués » n’est probablement pas ce qu’avaient prévu les organisateurs en matière de renouveau de l’architecture scolaire. Il reste que l’analyse du rapport de jury montre l’importance démesurée de deux critères qui convergeaient sur un même principe : identifier de nouveaux plans types et vérifier qu’ils pourraient accommoder l’industrialisation de la construction. 

Près de soixante années après sa parution, le « Rapport Parent » fait aujourd’hui figure de document historique, parfois désuet. Mais, au moment de sa parution, le rapport dirigé par Alphonse-Marie Parent en 5 volumes de près de 1500 pages, sera publié par la Commission royale d’enquête sur l’enseignement entre 1963 et 1964 et s’affirmera comme un jalon de la « révolution tranquille » au Québec.  On y propose, ni plus ni moins, que de créer un ministère de l’Éducation, de rendre la scolarisation obligatoire jusqu’à 16 ans, de créer des « cégep » et, de façon générale, de démocratiser l’enseignement supérieur. Autant dire que l’on passe de l’éducation religieuse à l’éducation pour tous comme l’écrira Claude Corbo, ancien recteur de l’Université du Québec à Montréal, en 2002.

C’est dans ce vaste chantier de l’éducation au Québec, que le « concours provincial d’architecture pour écoles primaires » sera organisé dès 1964. Il avait pour but de proposer des nouveaux concepts d’écoles primaires et recherchait des « plans types ». Le programme – qui apparaîtra sommaire au regard des « programmes fonctionnels et techniques » (PFT) contemporains – comprenait : douze classes, dont une de maternelle, une bibliothèque, une salle à manger, un espace de rassemblement ainsi que des vestiaires et des locaux du personnel. Le clientélisme que l’on reproche parfois aux autorités académiques était déjà inscrit à même la « liste des locaux » : « Environnement immédiat : Tenir compte des différentes clientèles : les écoliers, le corps professoral et le public en général. Prévoir que chacune de ces clientèles peut avoir accès à l’école soit à pied, soit dans des véhicules-automobiles. »

Présidé par l’architecte Jean Damphouse, le jury était composé des architectes Raymond Affleck, Jean Paul Carlhian, Alfred Roth, Victor Prus, et du « designer » (sic dans les publications) François Lamy. Soulignons que le jury ne comportait pas d’expert en éducation ou de représentant du milieu scolaire mais était composé d’un designer industriel et de cinq architectes, dont le célèbre Alfred Roth, considéré comme l’expert suisse pour avoir contribué au renouveau de l’architecture éducative dans les années 1950. Assistant de Le Corbusier puis collaborateur de Marcel Breuer, représentant du mouvement « Neues Bauen », la « nouvelle objectivité » moderniste, Alfred Roth s’établit à Zurich et travailla régulièrement avec Alvar Aalto.

Autant dire que le programme du concours « canadien » de 1964 dût lui paraître élémentaire au moderniste suisse. On demandait de tenir compte de l’environnement immédiat, sans préciser lequel, et on distinguait trois types de salles de classe selon qu’elles accueillent 30, 33 et 35 élèves. On suggérait par exemple, pour les salles de 35, qu’au cours d’une période d’enseignement, les élèves seraient appelés à utiliser trois méthodes différentes de travail : soit le travail en groupe homogène, le travail en sous-groupe pour la recherche, le travail individuel pour le perfectionnement.

Équipé d’un tel raffinement pédagogique le jury sélectionna 14 projets, selon des critères particulièrement déterministes, dont ceux de Melvin Charney, de Jean Michaud, du consortium Rosen, Caruso, Vecsei et celui du consortium Ouellet, Reeves, Guité, Alain. La description des quatorze projets et les commentaires du jury paru dans la revue Architecture-Bâtiment-Construction d’avril 1965 et si les documents graphiques imprimés en noir et blanc sont parfois difficile à lire aujourd’hui, le dualisme des commentaires du jury s’affiche clairement en deux colonnes d’énoncés lapidaires listant les « pour » et les « contre ».

Le jury soulignait ainsi, pour tel projet, que « son caractère universel s’adapte à une préfabrication possible » puisque son « plan est clair et bien discipliné », pour tel autre, qu’il « se prête à l’agrandissement » ou que « le plan est bien organisé », que le « projet se prête à des possibilités d’expansion » ou encore, que le « bon éclairage naturel des classes au moyen de lanterneaux est bien conçu ». Le projet de Melvin Charney est crédité comme une « proposition intéressante de préfabrication » dont les escaliers de secours sont qualifiés de « prétentieux ». On déplore la « différence de niveaux entre la cafétéria et la salle commune » du beau projet moderniste de St-Gelais, Tremblay et Tremblay, tandis que l’extrême raffinement du projet de Rosen, Caruso, Vecsei, subtil et savant mélange d’emprunts aux architectures de Louis Kahn et de Aldo Van Eyck, est considéré comme un « projet bien étudié dans tous ses aspects » mais dont « l’abondance des murs extérieurs et l’excès des surfaces de circulation » fait craindre un « coût élevé de la construction ».

La publication comparative des résultats du concours en avril 1965, dans la seule revue québécoise spécialisée d’alors, Architecture – Bâtiment – Construction, eut un grand impact sur l’imagination des architectes pendant plus d’une décennie, avec des résultats parfois contestables.

Il n’y eut que de rares concours dans le domaine de l’éducation au Canada dans les années 1960 et 1970, essentiellement pour des universités, et il fallut attendre la fin des années 1980 et surtout les années 1990 pour que le parc immobilier vieillissant impose de nouvelles consultations et réflexions. Celles-ci seront fortement encouragées, cette fois, par les nombreuses études, essentiellement sociologiques, menées en particulier dans les contextes suisses et français. Mais, de façon caractéristique et contrairement à l’importance des concours dédiés aux édifices scolaires dans tous les pays d’Europe, on peut s’étonner légitimement du fait que les écoles ne soient pas considérées comme des questions architecturales en Amérique du Nord.

vers la fiche du concours sur le CCC

Jean-Pierre Chupin

Place Ville Marie in Montréal (1955-62), Henry N. Cobb in his office (February 2019), the John Hancock Tower in Boston (1967-76)

Avec la disparition d’Henry N. Cobb le 2 mars 2020, l’architecture nord-américaine a perdu l’un de ses professionnels les plus respectés, tant pour ses réalisations que pour sa qualité humaine.

Né à Boston en 1926 et diplômé de la School of Design de l’Université de Harvard en 1947, il y a rencontré la pédagogie que Walter Gropius avait élaboré à partir de l’expérience du Bauhaus, ainsi que d’autres formes du discours modernes, des écrits de Le Corbusier aux aphorismes de Mies van der Rohe, qui affirmait que l’architecture devait se fonder sur « une éthique solide autant que sur une esthétique », conviction qu’il partagera. Gropius mettait l’accent sur le potentiel social des immeubles de grande hauteur, comme l’illustre la thèse de diplôme de Cobb pour un ensemble de tours d’habitation. L’un de ses instructeurs fut Ieoh Ming Pei, avec qui il créera plus tard à New York un cabinet d’architectes renommé.

J’ai rencontré Harry – c’est ainsi que tout le monde l’appelait- le 19 février 2019 dans son appartement du rez-de-chaussée d’un immeuble d’avant-guerre de la East 78th Street à Manhattan. Alors que je me préparais à recueillir ses souvenirs précis de son expérience dans son projet de Place Ville Marie à Montréal (1955-62), et à lui faire évoquer ses théories quant aux gratte-ciel, l’entrevue s’est transformée en une analyse comparative de la Place Ville Marie et de la tour John Hancock, construite plus tard à Boston (1967-76), et qui était l’édifice dont il était le plus fier, comme le montrent tous ses écrits. Il est vrai que, si la tour de Montréal n’a reçu aucune distinction, celle de Boston n’a remporté pas moins de cinq prix.

Tout au long de sa vie professionnelle, au cours de laquelle il a édifié de multiples immeubles en hauteur (1), Henry Cobb en a été soit le concepteur principal, soit un membre influent de leur équipe de concepteurs. Ces 18 tours ont reçu un total de 47 prix. Parmi ceux-ci, pas plus de 6 ont récompensé Cobb comme concepteur principal. Pour les 12 autres, il était le membre d’une équipe comprenant 2 architectes, à l’exception du Palazzo Lombardia à Milan, qui en comptait 4. Seuls 5 bâtiments parmi les 18 réalisés n’ont jamais reçu de prix : 3 dans la catégorie du projet en collaboration et 2 pour lesquels il était concepteur unique. Dans la catégorie des projets collaboratifs, la Banque de Chine sur Bryant Park à New York (2010-2016) a reçu un total de 9 prix. Dans la catégorie des bâtiments dont Harry était le concepteur unique, la tour John Hancock a reçu cinq prix. On se demande pourquoi l’ensemble Place Ville Marie, qui est devenu l’un des monuments les plus emblématiques de l’après-guerre à Montréal et dans l’ensemble du Canada, avec son volume cruciforme combinant plusieurs programmes, n’a jamais reçu aucun prix.

Ces deux édifices représentent chacun à leur manière des tournants dans la carrière de Cobb. Cependant, si l’on accepte la théorie qu’il en a lui-même proposé, ils ne peuvent pas être considérés comme des gratte-ciel, car ils ne génèrent pas vraiment une skyline et ne « grattent pas le ciel ». Curieusement, comme Harry Cobb l’a affirmé lors de l’interview de février 2019, la Place Ville Marie n’était pour lui qu’un « très grand bâtiment » (2). Le projet montréalais restait à ses yeux un bâtiment autoréférentiel, une entité autonome réglée par ses systèmes internes (3). En revanche, la tour John Hancock avait été façonnée par les éléments de son contexte historique délicat, en particulier la Trinity Church d’Henry Hobson Richardson.

La commande initiale du gratte-ciel John Hancock fut passée à Pei dans les années 1950, et il proposa alors un ensemble de deux édifices au droit de Copley Plaza. Après que le client ait rejeté ce projet en 1966, exigeant un seul objet sur le site, Cobb en a pris la responsabilité. Sa proposition initiale fut rejetée à l’unanimité dans un premier temps par les habitants du quartier, car elle ne tenait pas compte du contexte historique. Une fois le bâtiment réalisé, l’opinion publique de Boston se déchaîna contre lui, dès lors que les panneaux de façade en verre commencèrent à tomber l’un après l’autre. Il fallut une expertise juridique et technique complexe pour que la réputation de l’architecte soit lavée de toute faute.

Les premiers prix décernés au bâtiment portèrent moins sur la tour en tant que telle, que sur les matériaux utilisés et sur le parti d’urbanisme. Il a ainsi reçu le Prestressed Concrete Institute Award en 1973 et le prix annuel de l’autoroute et de son environnement pour le John Hancock Place Garage, en 1976 et pour son implantation dans le tissu urbain de Boston. En 1983, il a reçu la médaille Harleston Parker de la Boston Society of Architects, destinée aux architectes qui ont construit des monuments ou des bâtiments considérés comme les meilleurs objets architecturaux de Boston et de sa région métropolitaine. Si l’on considère que la réputation du bâtiment avait été entachée par le fiasco de la façade, on peut se demander si ces récompenses n’étaient pas surtout des compensations symboliques.

Pour revenir sur l’histoire de l’agence fondée en 1955, dont Pei, Cobb et James I. Freed étaient les associés fondateurs, la Place Ville Marie fut sans conteste le premier gratte-ciel érigé par le bureau, sous la responsabilité directe de Cobb, Pei étant alors mobilisé par des déplacements incessants liés à d’autres projets d’urbanisme. Au-delà de la répartition, des projets entre partenaires – Freed étant particulièrement engagé dans la conception des habitations – Pei s’est engagé dans la construction d’édifices culturels et d’ensembles de gratte-ciel – il a conçu par exemple les trois tours entourant une place de Society Hill à Philadelphie (1964) et celles de University Plaza à New York (1967), il est difficile de savoir si Cobb a été influencé par son aîné ou si c’est l’inverse. Il est cependant évident que les deux premiers modèles de Henry N. Cobb ont eu un rôle déterminant pour l’agence tout entière. Les tours de Montréal et de Boston ont ouvert la voie aux projets d’une équipe désormais légendaire, qui n’a cessé d’être distinguée.

Repose en paix, Henry N. Cobb.

Mandana Bafghinia.

  • 1) https://www.pcf-p.com/projects/type/tall-buildings/
  • 2) Henry N. Cobb, en conversation avec andana Bafghinia, New York, 19 février 2019.
  • 3) Henry N. Cobb, Henry N. Cobb: Words & Works 1948–2018: Scenes from a Life in Architecture. New York, The Monacelli Press, 2018.

En octobre 2019, à l’occasion des Journées Nationales de l’Architecture, l’Académie d’Architecture annonçait l’ouvrage lauréat de sa 25ème édition du Prix du Livre, et le 1er gagnant du Prix du Livre pour la jeunesse. Le Prix du Livre de l’Académie est annuel, et récompense les ouvrages d’architecture de qualité parus l’année précédente, de mai à mai.

La distinction a été créée en 1994 par l’Académie d’Architecture, sur une idée de Catherine Seyler et par Gérard Granval, qui a présidé l’institution jusqu’en 2018. En réaction au constat que la culture architecturale est trop méconnue en France malgré les tentatives de sensibilisation déployées par les institutions culturelles, la mission de ce prix est de faire connaître l’architecture en présentant des ouvrages de la discipline, quelle que soit la nature de l’écriture proposée : « L’objectif du Prix du Livre d’architecture est de valoriser toute forme de culture architecturale, qu’elle soit savante, fictionnelle, critique, sensible ou littéraire, voire engagée sur les grandes causes de l’espace architectural et urbain » (1).

Le livre est dès lors considéré comme le moyen privilégié de susciter un intérêt, un désir d’architecture, à tous les âges de la vie. À travers la mise en place du Prix du livre pour la jeunesse, la sensibilisation s’étend désormais aux plus petits. Des profils variés sont invités à participer. À en juger par cette seule condition voulant que le texte lauréat du prix offre un nouveau regard sur la discipline ou qu’il y contribue… et qu’il soit de qualité, on se prend à imaginer que les critères du concours et les rapports du jury sont de nature à informer une compréhension de la nature de l’écriture de qualité en architecture, voire de son éventuel caractère littéraire (2).

Tandis que le Prix du Livre d’architecture du Deutsches Architekturmuseum (DAM) s’appuie chaque année sur la conception du livre, la qualité de ses matériaux et de sa finition, ainsi que son niveau d’innovation pour porter un jugement (voir notre billet), le Prix du Livre de l’Académie se risque à une définition de la qualité en matière d’écriture architecturale. Le critère premier consisterait à « distinguer un ouvrage porteur d’un élan, d’une question, d’un savoir, un écrit porteur de sens au regard de l’architecture, vis-à-vis de l’histoire comme vis-à-vis de l’actualité » (3).

Dans cette même note sur les Prix du Livre d’architecture, l’organisme s’empresse d’ajouter d’autres critères, jugés plus précis : le thème et le travail d’auteur sont valorisés, bien que quelques exceptions puissent être recensées. L’écriture doit être claire, accessible et rigoureuse. L’ouvrage doit intéresser un public large et être facilement transmissible. L’édition – ou l’argument de la collection de l’ouvrage – doit être de qualité, et la lecture doit être confortable. Enfin, le critère qui concerne le Livre pour la jeunesse est situé à la fin de la même liste, et vise la qualité des illustrations, du graphisme et de la maquette (4).

Le jury se compose chaque année d’une douzaine de membres d’horizons divers. L’édition 2019 a rassemblé 13 personnalités. Les délibérations ont eu lieu le 7 octobre, hors des locaux de l’Académie, au Centre d’architecture et d’urbanisme de Lille. Ce déplacement le temps d’une session de jugement a été l’occasion pour les différents acteurs de la scène architecturale de se rencontrer. La Direction Régionale des Affaires Culturelles, la Ville de Lille, les Écoles Nationales Supérieures d’Architecture, les Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement, l’Atelier Ville, Architecture, Paysage, ainsi que les architectes correspondants de l’Académie d’Architecture dans les Hauts de France ont ainsi pu participer à la prise de décision.

Les deux prix de l’Académie ont été remis par le Ministre de la Culture, en présence du Président de l’Académie d’architecture, le 18 octobre 2019 à la Cité de l’architecture et du patrimoine de Paris. Le Prix d’architecture pour la jeunesse a recueilli 73 propositions pour son premier volet. Notons que toutes les maisons d’éditions représentées étaient françaises, et que la thématique du monde était particulièrement représentée (le mot apparaît dans 3 titres nominés sur 5). C’est l’ouvrage Habiter le monde (Éditions de La Martinière) d’Anne Jonas et Lou Rihn qui a remporté le prix pour les illustrations présentées, ainsi que « pour l’intelligence de ses textes adaptés à la jeunesse, clairs et instructifs et reliant l’architecture et les villes dans le monde à la diversité de leurs cultures » (5).

À noter qu’un Prix spécial a été attribué par le jury à Benjamin Mouton pour Sens et Renaissance du patrimoine architectural (Éditions des Cendres, Cité de l’architecture et du Patrimoine – organisme et lieu de la remise du prix), saluant « une entreprise dont on voudrait qu’elle fasse école : la publication de trente années d’enseignement sur le patrimoine » (6). L’unique Prix du livre a quant à lui récompensé l’ouvrage Rococo (Éditions Non-Standard) de François Chaslin en raison de sa « forme littéraire, originale et humoristique » qui « brosse, à travers son prisme personnel un portrait de l’environnement médiatique qui s’est enflammé autour de Le Corbusier » (7).

La valorisation par un jury de prix d’excellence du caractère littéraire d’un texte d’architecture ne garantit cependant pas qu’un livre ayant reçu un prix en littérature architecturale pourrait recevoir un prix littéraire. L’écrit architectural possède un statut ambigu, comme le soulignent Emmanuel Rubio et Yannis Tsiomis dans l’introduction de l’ouvrage L’architecte à la plume : « (…) relevant par trop de spécialisation pour ceux-ci, y échappant par trop souvent pour ceux-là… Peut-être d’ailleurs cette ambiguïté tient-elle à son origine-même. D’une certaine manière, l’écriture de l’architecte occupe toujours une place seconde : bien souvent elle accompagne le bâtiment, l’image ; à tout le moins, elle semble trouver sa légitimité dans cette autre activité – fondatrice – qui la précède et la dépasse » (8). Cette écriture qui comprend l’architecture, pour paraphraser nos deux auteurs, ne relèverait-elle pas d’une textualité de l’architecture – par comparaison avec la matérialité de l’architecture – plutôt que d’une littérature ?

Lucie Palombi

Brochure touristique du Rockefeller Center (2018)
« The city architect can no more afford to neglect the roofs that continually spread out below him than the country architect can afford to neglect the planting about a house. » Raymond Hood (1)

Il ne reste que trois belvédères ou plateformes d’observation au sommet des gratte-ciels de New York. Ce sont, dans l’ordre chronologique : l’Empire State Building avec son sommet en gradins, le Rockefeller Center et le World Trade Center. Le Rockefeller Center est le seul ayant reçu deux prix d’excellence, indices de la reconnaissance particulière dont il bénéficie.

La plateforme d’observation (Observation Roof) a fermé ses portes en 1986 pour rouvrir en 2005 à l’enseigne du « Top of the Rock » (le sommet du Rock). En 2006, l’Agence Gabellini et Sheppard Associates a reçu deux prix de l’American Institute of Architects : un prix pour la rénovation de l’ensemble de la promenade, du rez-de-chaussée au sommet de l’édifice et un prix récompensant la dimension patrimoniale du projet. Afin de comprendre la raison pour laquelle ce bâtiment a été deux fois primé, un regard rétrospectif sur l’histoire de cet illustre édifice, conçu par Raymond Hood et ses associés, n’est pas superflu.

Construit entre 1930 et 1939, à l’initiative de John D. Rockefeller, le Rock fut un évènement en soi pendant la Grande Dépression. Plus qu’un simple édifice, c’est une véritable « ville en vase clos ». Pour comprendre les stratégies et les tactiques qui ont modelé son image, il faut aller de haut en bas, en suivant l’expression de Harvey Wiley Corbett, pour qui il s’agissait aussi de concevoir les tours en commençant par leur sommet. La chronologie de ce texte commence donc également par la fin, retraçant les évènements qui ont donné lieu à ce que l’on désigne aujourd’hui par l’expérience du « Top of the Rock ».

Au début de l’année 2000, Tishman Speyer a lancé un concours entre deux agences pour la rénovation de sommet du Rock, remporté par Gabellini et Sheppard devant l’immense compagnie Disney World. Si cette dernière était plus réputée pour ses attractions touristiques c’est l’expertise en rénovation patrimoniale qui l’a emporté. Le jour de la présentation, Shepard a d’ailleurs choisi d’exposer les dessins au 67eme étage, au milieu des systèmes mécaniques et des conduits techniques. Un organisateur de combats de boxe avait aussi installé son « penthouse » à l’emplacement de l’actuelle « Weather Room ».

À l’étonnement général Tishman Speyer avait pourtant d’abord choisi Disney. Il fallu attendre près de six mois, pour que Rob Speyer, directeur général de la société et copropriétaire du Rockefeller Center avec la famille Crown de Chicago, revisent leur décision et couronnent Gabellini et Sheppard, rappelant si besoin était que le Rockefeller Center reste moins le symbole d’une attraction que la grandeur d’une famille.

Les dessins présentés par Gabellini et Shepard définissaient trois zones principales : le hall principal, la mezzanine et le sommet.  En voulant « faire du hall principal une destination » (2) : les niveaux inférieurs du hall des années 1930 ressemblaient à un paquebot de luxe. En organisant les entrées sur la place et dans le bâtiment, Hood avait pourtant créé un mouvement circulaire générant une action gravitant à la manière d’une toupie. En 2005, Gabellini et Shephard ont ajouté une nouvelle entrée sur la Cinquième Avenue. Ils ont aménagé les bureaux pour former un hall d’accueil, combiné à un atrium à triple hauteur. Le mouvement rythmique initial s’est transformé en une entrée d’escalier elliptique traversant d’immenses lustres en cristal, comme si le bâtiment se retournait sur lui-même.

Le principe du « numéro 27 » proposé par Hood en 1930, voulait que « le prix de la hauteur réside dans les exigences d’une circulation verticale efficace » (3). Il réduisit les cages d’ascenseur « (…) à 27 pieds du centre du bâtiment pour éliminer tous les coins sombres » (4). Il s’agissait de retrouver « (…) la forme sculpturale instinctive du bâtiment ».  C’est dans cet esprit que dans le projet de Gabellini et Sheppard, chaque cage d’ascenseur se trouve identifiée par une lumière bleue. Celle-ci est conçue comme une capsule temporelle projetée sur 65 étages à travers la cage d’ascenseur originale. (5)

Comme l’a souligné Daniel Okrent : « Le toit était incontestablement une entreprise commerciale” » (6). Hood l’avait bien identifié comme l’un des éléments principaux de la conception de la ville idéale. Mais un autre aspect crucial du projet initial consistait dans la création de points de vue. Si les toitures du bâtiment achevé en 1933 ressemblaient à un paquebot, la notion de « promenade » était plus que suggérée. En 2005, la nouvelle conception du sommet s’appuiera de fait sur différents appareils d’optique : les cadres fragmentés entre les sections extérieures et intérieures formant de « grandes terrasses panoramiques ». La façade d’origine du bâtiment se trouve désormais protégée par de grands panneaux en verre transparent.

En tant qu’urbanisme hédoniste de la congestion (7), ce gratte-ciel a contribué à deux importantes transformations : d’une part, en introduisant une forme qui, selon Carol Willis, va briser le moule encore frais des gratte-ciels du Chrysler et de l’Empire State Building. D’autre part en offrant une expérience de loisir doublée d’un propos éducatif. Le « Top of the Rock » ne se limite pas à un point d’observation entouré de barres de métal, comme le sommet de l’Empire State Building, ni littéralement enclos comme le World Trade Center. C’est un phare rehaussé, orné de cristaux cherchant à refléter le ciel. Sa position permet de découvrir Central Park et offre une vue unique sur les sommets environnants des gratte-ciels de Manhattan. Si, en 1939 et donc en pleine Dépression, plus de 1,3 million de visiteurs se rendirent sur la plateforme d’observation, plus de deux millions de visiteurs ont accédé au « Top of the Rock » en 2019.

Les multiples paramètres et variables de l’équation économique peuvent sans doute stimuler certaines décisions de conception et modifier la forme des édifices, mais l’excellence n’est pas une question de budget et d’attractivité touristique, comme le soutenait la proposition de Disney. Elle serait plutôt question de culture et d’expérience du skyline, comme en témoigne le projet actuel. La préservation du patrimoine et des monuments reste une priorité essentielle, même lorsque les changements sont minimes ou, comme Kimberly Sheppard l’a très bien résumé, un seul changement, même modeste, mérite un prix dans un tel contexte. (8)

Et en 1939, quand Hugh Ferriss se reposa au petit matin, sur un des parapets du Rock, il put enfin admirer sa « métropole du futur », celle de 1929, s’élever sur l’horizon. (9)

Mandana Bafghinia

  • 1) Raymond Hood, personal writings, quoted by Alan Balfour in Rockefeller Center: Architecture as Theater. New York; Montréal: McGraw-Hill, 1978. p. 49.
  • 2) Daniel Okrent. Great Fortune: The Epic of Rockefeller Center. Penguin Books, 2004, p. 354.
  • 3) Carol Willis. Form Follows Finance: Skyscrapers and Skylines in New York and Chicago. New York: Princeton Architectural Press, 1995, p. 102.
  • 4) Daniel Okrent. Great Fortune, 357.
  • 5) Gabellini and Sheppard Associates. AIA New York State Convention. Grand Hyatt, New York, October 6, 2007.
  • 6) Daniel Okrent. Great Fortune, p. 354
  • 7) Rem Koolhaas. Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan. New York: Oxford University Press, 1978.
  • 8) Interview with Kimberly Sheppard. 19/02/2019
  • 9) Hugh Ferris. The Metropolis of Tomorrow. New York: Ives Washburn, 1929.

Le concours pour l’Hôtel de ville de Toronto a été remporté en 1958 par Viljo Revell (À gauche la maquette du concours, à droite une photo de l’auteur prise en 2015)

Le Centre des visiteurs de Fort York fruit d’un concours remporté en 2009 par Patkau Architects et Kearns Mancini Architects (En haut, un modèle numérique du concours, en bas une photo de l’auteur prise en 2015)

Devrait-on mesurer l’écart entre la promesse de l’image produite lors du concours à partir d’une maquette physique ou d’un modèle numérique et une photographie de l’édifice prise sous des angles similaires plusieurs années après ? Autrement dit : À quel point l’édifice construit devrait-il ressembler à la maquette qui en a anticipé l’aspect ?

Chaque maquette est un « modèle réduit » rappelle le Dictionnaire historique de la langue française, tandis que chaque modèle est lui-même une « figure à reproduire » (1). Au croisement de ces deux principes, la maquette d’architecture devrait être « une architecture réduite à reproduire » selon des degrés de fidélité variables. Un concepteur est toujours plus ou moins averti de la distance qui sépare ces représentations de la réalité bâtie escomptée. En revanche, dans les situations de concours, la maquette est aussi un outil d’explication du projet voire d’un argument pour emporter l’adhésion du jury, lequel n’est pas nécessairement préparé à considérer ces artefacts avec la même distance critique que leurs concepteurs.

Pour mesurer l’écart entre les maquettes de concours et les photographies bâtiments qu’elles représentaient à l’origine, il est éclairant de comparer deux projets lauréats de concours réalisés à 60 ans d’intervalle à Toronto : d’autant que ces édifices ont été respectivement récompensés de prix d’excellence confirmant ainsi leur valeur exemplaire propre à en faire des « modèles ».

Le concours pour l’Hôtel de ville (Toronto City Hall) a été remporté en 1958 par Viljo Revell, tandis que le bâtiment a de nouveau remporté un Landmark Awards de l’Ontario Association of Architects (OAA) en 1998. Le Centre des visiteurs de Fort York (Fort York Visitor Center), fruit d’un concours remporté en 2009 par Patkau Architects et Kearns Mancini Architects, a rapidement été récompensé du Canadian Architect Award Of Excellence en 2011, suivi quelques années plus tard d’un City Of Toronto Urban Design Award et d’une Honorable Mention For Design Excellence de l’Ontario Association of Architects en 2015, juste avant sa consécration par une Médaille du Gouverneur général en 2018.

Les maquettes de l’Hôtel de ville de Toronto réalisées lors de la seconde étape du concours étaient exigées pour l’ensemble des concurrents : et l’on connait ces célèbres images montrant des centaines de maquettes soigneusement rangées sur d’immenses tables afin que le jury puisse les examiner. Si la photo de la maquette de concours ressemble au projet construit que nous avons photographié en 2015, plusieurs différences sont à souligner. Le nombre des arches face à la tour est passé de 3 à 5 et leurs formes ont été simplifiées. Elles ont aussi coulissé vers l’est du plan d’eau, lequel a été réduit de moitié. Le découpage des étages de l’édifice principal, parfaitement régulier sur les photographies de maquette fait place à des paliers intermédiaires et finaux plus larges. Enfin, les pignons des deux tours sont moins vitrés que ce que montrait la maquette et donc le projet à l’étape du concours. Ces différences apparaissent minimes lorsque l’on rappelle que cette maquette a été produite 7 ans avant l’inauguration du bâtiment en 1965.

Le modèle produit par l’équipe lauréate lors du concours du Fort York Visitor Center, ne se livre qu’à travers les images numériques qu’il a permis de produire. Si ces dernières cherchent à anticiper la représentation photographique poursuivant des objectifs similaires à la photographie de la maquette physique effectuée dans le cadre du concours de l’hôtel de ville, il faut garder à l’esprit que ces images ont certainement fait l’objet de multiples retouches. Outre l’absence de public et l’herbe défraîchie témoins banals de la réalité, la photographie du bâtiment en 2015 apparaît également très similaire à l’image de synthèse produite à partir d’une modélisation numérique à l’occasion du concours. Le volume translucide, en toiture, paraît plus haut sur l’image qu’il ne le sera finalement, tandis que les vitrages semblent moins transparents qu’annoncé par la perspective : l’écart entre les deux images du projet est faible. La taille de certaines ouvertures a quelque peu changé et le nombre de panneaux en acier corten a été modifié en conséquence, mais le projet promis est très proche de l’édifice qui sera finalement livré 5 ans plus tard, en 2014.

A travers ces comparaisons sommaires, il apparaît que le changement de support des maquettes, c’est-à-dire, de la nature même des modèles architecturaux ne semble pas nécessairement modifier la distance qui sépare l’objet du bâtiment qu’il représente : les deux cas évoqués admettant des similitudes et différences du même ordre. Bien que la comparaison sommaire de ces deux projets ne saurait nourrir une quelconque généralisation, les modèles permettent effectivement d’anticiper la réalisation et cela laisse peu de doutes sur l’objectif de ces médiations qui méritent effectivement toutes deux l’appellation « d’architecture réduite à reproduire ».

On pourra objecter que la similitude observée dans ces confrontations diachronique de vues perspectives constitue en soi une exception et que peu de bâtiments peuvent se targuer d’être toujours aussi proche du projet initial. Néanmoins, force est de constater que ces deux édifices dont l’excellence architecturale a été reconnue ont reproduit le même exploit à 60 ans d’intervalle. On peut se demander si cette proximité constitue l’une des marques de l’excellence architecturale ? Dès lors, un bon projet, conformément à son étymologie, serait un bâtiment qui aurait été justement « jeté en avant » par son modèle, c’est-à-dire parfaitement anticipé.

A la différence des maquettes de conception, d’ingénierie ou d’exposition qui pourraient être respectivement être nommées modèles exploratoires, modèles prédictifs et modèle descriptifs, les maquettes de concours, qu’elles soient virtuelles ou physiques, sont les véritables modèles de projet (2) à disposition des architectes. Paradoxalement, en confondant ces derniers, ils sont souvent ceux qui font mentir leurs propres modèles.

Aurélien Catros

(1) – Rey, Alain. (Éd.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998.

(2) -Ce que Marcial Echenique nommait dans les années 1970 des « planning models ».  Echenique, Marcial, Models: A Discussion, Cambridge, University of Cambridge, 1968.

Jury du concours du Plateau Beaubourg, 1971. De gauche à droite : Oscar Niemeyer, Frank Francis, Jean Prouvé, Emile Aillaud, Philip Johnson, et Willem Sandbergar

Un argument favori des opposants les plus farouches aux concours d’architecture repose sur l’importance de la relation d’écoute, voire de connivence, entre les architectes et leurs clients. Les concours auraient pour effet néfaste de s’interposer, empêchant la recherche d’un équilibre entre les attentes des uns et les propositions des autres. Dans cette représentation de la démarche – pourtant démentie par la longue histoire des concours – le client serait en définitive largement absent.

Cette représentation, récurrente, mais biaisée, feint d’oublier que les interventions des clients jalonnent le processus : avant, pendant, après le concours. Avant, parce qu’il revient bien au client de formuler les termes d’une commande sous la forme d’un programme et de critères de qualité. Pendant, parce qu’il se trouve certainement des représentants du client dans le jury; nous y reviendrons. Après, parce que l’on peut aussi considérer qu’il lui revient légalement d’accepter ou de refuser le résultat : cette règle étant clairement inscrite en bonne place dans la majorité des règlements de concours.

L’énumération des représentations du client dans un concours est pourtant éloquente : le conseiller professionnel, la qualité des documents de concours, les membres du jury, les divers comités, les dispositifs de présentation publique, etc. On peut commencer par le conseiller professionnel, lequel peut effectuer toutes les actions nécessaires au nom du client, mais peut aussi limiter sa prestation à un service professionnel à son seul mandataire, au détriment de l’intérêt public. Prenons un exemple. La bibliothécaire en chef peut-elle être se considérer comme la seule cliente d’un concours pour une nouvelle bibliothèque publique? En toute logique citoyenne et démocratique, l’usager lambda de la bibliothèque, tout comme la ministre de la Culture seraient deux représentants tout aussi légitimes du client de la bibliothèque publique.

Dans cet enchevêtrement de responsabilités, typiques des espaces et des lieux publics, le client ne saurait être cantonné à l’une, ou à l’autre des extrémités de la chaîne décisionnelle et, paradoxalement, tous les membres des équipes en concours peuvent aussi se considérer comme des clients potentiels de l’édifice public à l’étude. C’est bien une capacité à anticiper les besoins – à comprendre les attentes des usagers – qui se profile derrière toute forme d’empathie architecturale.

Mais dans les faits, comme en théorie, l’entité qui se trouve au point nodal du principe même du concours, celle qui a non seulement le droit, mais le devoir de se comporter comme un client potentiel est tout simplement le « jury du concours ».

Il est étonnant de devoir rappeler à certains organisateurs, tant publics que privés, que le jury est par définition le représentant du public et que ce même jury doit être constitué pour justement incarner l’ensemble des représentations du client. Le jury est ce « client temporaire » auquel les équipes de conception soumettent leurs projets, en espérant que ce processus de jugement qualitatif collectif sera le plus équitable et représentatif possible de tous les intérêts en jeu. En d’autres termes, le jury est l’incarnation la plus proche d’un modèle idéal de l’entité complexe « client » d’un concours pour un édifice public.

Cela étant entendu, constituer un jury avec des élus est aussi risqué que d’introduire une ou un architecte dont le renom risque de mobiliser ou d’inhiber les débats. Il faudrait même systématiquement éviter que les élus, pourtant représentants légitimes du public, s’invitent et s’imposent dans un jury de concours : empêchant par leur représentativité apparemment indiscutable toute discussion et donc tout jugement collectif (1). En règle générale, les jurys sont composés de représentants de l’intérêt public, mais certaines règles de la concurrence considèrent que ni les élus ni les fonctionnaires ne devraient agir comme membre d’un jury, car ils peuvent être subordonnés aux intérêts politiques ou administratifs oubliant les besoins du grand public. L’histoire des concours est un mouvement lent et continu vers la reconnaissance démocratique de l’intérêt public : de la même manière que l’histoire d’Internet reflète les tensions entre communication transparente et propagande manipulatrice.

Dans une base de données de concours telle que le Catalogue des Concours Canadiens, la structure ontologique du programme informatique distingue plusieurs entités sous-jacentes au concept « individu ». On distingue par exemple le gestionnaire de projet, le mandataire, le conseiller professionnel, les membres du jury, les concepteurs, etc., mais dans cette liste on ne trouvera pas l’entité « client », en tant que tel pour toutes les raisons développées jusqu’à présent, car la logique d’un système informatique s’accommode mal des entités multiples.

Cette réflexion qui pourra paraître théorique ne signifie pas que les clients qui choisissent le processus du concours pour réaliser leurs projets reconnaissent aisément qu’ils participent à une entreprise collective : encore moins à la production de connaissances en architecturale. Ils leur arrivent parfois de considérer les concours comme un moyen de communiquer avec le grand public et il aujourd’hui fréquent de rencontrer des situations dans lesquelles un nouveau représentant du client, appelé « conseiller en communication », s’insinuera dans la chaine décisionnelle pour contrôler le message, bloquant parfois la diffusion des projets soumis, hormis le lauréat. Ce changement dans la manière dont les clients gèrent les concours est problématique, puisqu’un processus imaginé pour préserver la représentativité du public, comme la transparence, se transforme de nouveau en boîte noire (2). L’accessibilité à la compréhension publique d’un concours devient impossible lorsque les chargés de communication – des clients autant que des concepteurs – s’attachent à retenir l’information.

À l’heure où les informations – les vraisemblables comme les plus fausses – nous parviennent en temps réel, ce sont précisément ces caractères de transparence, de débat collectif et d’équité du concours qui déterminent sa capacité à accueillir l’ensemble des intérêts et des représentants du client.

Reste à savoir si ces intérêts sont mieux représentés dans un appel d’offres, là où le client se cache derrière les colonnes chiffrées – sans doute rassurantes –  des plus et des moins : le « moins-disant » étant, dans le cas d’un appel d’offres, le véritable nom du client.

Jean-Pierre Chupin

Notes :

  • (1) Pour rendre cela encore plus clair, et pour utiliser un cas extrême, il n’est pas rare de voir un client privé souhaitant lancer un concours s’étonner de ne pas être le seul membre habilité à juger des projets, comme il n’est pas rare de rencontrer certains élus se considérer comme les seuls représentants légitimes du public. Le poids du président français François Mitterand, dans le jugement discutable de certains grands concours des années 1980 à Paris, est désormais bien documenté et analysé depuis les célèbres critiques de François Chaslin (Les Paris de François Mitterrand : Histoire des grands projets architecturaux, Gallimard, Paris, 1985) jusqu’à l’ouvrage de Laurence Cossé sur La Grande Arche (Gallimard, Paris, 2016), doublement couronné du prix du Livre d’architecture et du prix François-Mauriac en 2016, sans oublier certaines thèses doctorales remarquablement documentées tel que celle de Loïse Lenne : « Le temps de l’évènement architectural. Fabrication et mise en scène de tours de bureaux et leurs quartiers : la City, la Défense, Francfort ». Thèse dirigée par Antoine Picon et Pierre Chabard, soutenue en juillet 2015, Université Paris-Est.
  • (2) Comme l’explique Emmanuel Caille, rédacteur en chef du journal français D’A (D’Architectures), dans un numéro spécial consacré aux concours que nous avions dirigé avec lui en avril 2013, les concours sont parfois perçus comme un élément essentiel des stratégies de communication des villes. (https://www.darchitectures.com/que-savons-nous-des-concours-a1158.html consulté le 26 octobre 2019.

Depuis la mise en place du DAM Architectural Book Award en 2008, 110 livres ont été primés : autant d’ouvrages qui constitueraient potentiellement une bibliothèque de l’excellence contemporaine en architecture. On entend pourtant peu de réactions, voire de polémiques suscitées par ces célébrations de l’écriture en architecture.

Le mois d’octobre est marqué par la Foire du Livre de Francfort, où sont présentés les ouvrages gagnants de l’un des quatre grands prix uniquement dédiés au livre d’architecture. Un jury sélectionne les propositions en fonction de critères de fond et de forme : « de la conception, de l’idée, de la qualité des matériaux et de la finition, du niveau d’innovation et du respect des délais » (1). Distinction strictement honorifique, le prix attribué par le musée d’architecture allemand n’implique pas de récompense financière mais, selon ses organisateurs, il « suscite de plus en plus de réactions »(2) et, en cette période de concurrence croissante des nouveaux médiums de communication, les ouvrages qui traitent d’architecture resteraient un support de référence (2).

Tous les livres d’architecture comportant un ISBN et publiés entre juin 2018 et août 2019 étaient éligibles à concourir : les ouvrages édités à des fins de publicité n’étant pas considérés, pas plus que les revues et publications en ligne. Les livres reçus par le DAM doivent correspondre à l’une de ces catégories : monographie d’un architecte ou d’une agence, ouvrage de théorie en architecture, monographie d’un bâtiment, livre illustré, documentaire, histoire (contemporaine), livre destiné aux enfants, architecture du paysage, manuel scolaire, science des matériaux, urbanisme, et enfin « sujet spécial » – sans davantage de précisions.

Lorsqu’un ouvrage est lauréat, son expéditeur – la personne de la maison d’édition en charge du dossier – donne son accord pour que le livre primé soit présenté au kiosque du DAM à la Foire du livre de Francfort ainsi qu’à d’autres foires du livre dans le monde entier par l’intermédiaire de cette même organisation. Il s’engage aussi à autoriser la publication de la couverture et d’extraits du livre – plusieurs double-pages contenant du texte et des illustrations – sur le site internet de DAM. En vue d’exposer les livres primés à la Foire du livre de Francfort ainsi que sur les stands collectifs allemands et internationaux de la foire, entre six et dix exemplaires supplémentaires doivent être mis gratuitement à disposition du DAM par les éditeurs.

Le jury d’experts externes de cette édition 2019 était composé de six membres représentatifs de plusieurs disciplines et métiers du livre : Hendrik Hellige (Foire du livre de Francfort), Michael Kraus (maison d’édition M Books Verlag), Friederike von Rauch (photographe), Florian Schlüter (architecte et membre du conseil d’administration de la Société des amis du DAM), Adeline Seidel (journaliste) et David Voss (designer). Les jurés internes, au nombre de quatre, renforcent cette mainmise du musée sur le prix : Peter Cachola Schmal (directeur du DAM), Annette Becker (conservatrice au DAM), Oliver Elser (conservateur au DAM), Christina Budde (conservatrice au DAM) – soit un jury total, interne et externe, d’un effectif pair de dix membres dont cinq reliés au musée allemand.

L’appel a été suivi par une centaine d’éditeurs de livres d’architecture du monde entier. Au total, 227 propositions ont été jugées afin de désigner 10 ouvrages lauréats. Dans le communiqué de presse paru fin septembre (3), ce ne sont pourtant pas les noms des auteurs, mais ceux des éditeurs et de la ville associée qui sont mis en évidence. Bien que la compétition soit internationale et ouverte aux livres en anglais, les éditeurs suisses sont les plus représentés (4 sur 10), suivis des éditeurs allemands (3 sur 10), des éditeurs belges (2 sur 10) et des éditeurs russes (1 sur 10). La moitié des livres primés possèdent un titre en anglais. La bibliothèque de l’excellence 2019 du Prix DAM est donc constituée des ouvrages suivants :

– Architektur der 1950er bis 1970er Jahre im Ruhrgebiet. Als die Zukunft gebaut wurde / Kettler, Dortmund (Allemagne)

– Baku. Oil and urbanism / Park Books, Zürich (Suisse)

– Bovenbouw Architectuur. Living the Exotic Everyday / Flanders Architecture Institute, Antwerpen (Belgique)

– Die Welt der Giedions. Sigfried Giedion und Carola Giedion-Welcker im Dialog  / Scheidegger & Spiess, Zürich (Suisse)

– Léon Stynen. A Life of Architecture 1899-1990 / Flanders Architecture Institute, Antwerpen (Belgique)

– Lochergut – Ein Portrait / Quart Verlag, Luzern (Suisse)

– Theodor & Otto Froebel. Gartenkultur in Zürich im 19. Jahrhundert / gta Verlag, Zürich (Suisse)

– The Object of Zionism. The Architecture of Israel / Spector Books, Leipzig (Allemagne)

– Vom Baustoff zum Bauprodukt. Ausbaumaterialien in der Schweiz 1950-1970 / Hirmer Verlag, München (Allemagne)

– Veneč. Welcome to the Ideal / Gluschenkoizdat, Moskau (Russie)

Les prix dédiés à l’écrit d’architecture prolifèrent, à l’image des prix littéraires. Outre les prix du DAM Architectural Book Award, le célèbre Alice Davies Hitchcock Book Award (depuis 1945 – anglophone) ainsi que le Prix du Livre de l’Académie d’Architecture (1996 – francophone) et le Grand Prix du Livre de la ville de Briey (1994 – francophone) confirment que l’on ne célèbre pas que les édifices de qualité en architecture : l’écriture se réserve une place de choix. L’essor de cette « économie du prestige » correspondrait aux observations de James F. English, à une exception près : les prix dédiés aux livres d’architecture ne semblent pas encore connaître ces polémiques et ces « cultes du scandale » qui renforcent la médiatisation des prix littéraires (4).

Lucie Palombi

Notes :

  • (1)  Voir www.dam-online.de (page consultée le 10 octobre 2019)
  • (2) Voir www.dam-online.de (page consultée le 10 octobre 2019)
  • (3) Voir www.dam-online.de (page consultée le 10 octobre 2019)
  • (4) English, James F., The Economy of Prestige. Prizes, Awards and the Circulation of Cultural Value, Harvard University Press, 2005. p.192 : « Every new prize is always already scandalous. The question is simply whether it will attract enough attention for this latent scandalousness to become manifest in the public sphere ».